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par Oh ! Deborah le 23 février 2010
paru en novembre 1975 (E.G Records)
Ainsi parfois, l’histoire du rock se voit brisée par des transitions durant lesquelles la retombée d’une mouvance (ici le rock prog) et la préparation d’une autre (le punk) ne résident plus que dans un mauvais souvenir synonyme de pseudo vide intersidéral. Mais ce genre de moment est important. Il peut révéler des gens à part. Il ne reste plus qu’à (re)considérer d’un sourire en coin la signification d’un Metal Machine Music ou, par un regret béat, l’importance inouïe d’un disque comme Another Green World, tout deux sortis lors d’une de ces années détestées.
À ce moment précisément, un espèce de savant musicologue sorti des beaux arts (à l’heure du come-back des Stooges, j’en vois déjà qui partent en courant) qui autrefois et plus tard, sera écarté de la planète rock -ou plutôt, à coté, ailleurs- a quelque chose en tête. En 1975, Brian Eno, un des pionniers de l’idée selon laquelle le studio d’enregistrement est un instrument à part entière, (grand modèle pour le post-punk, donc [1] ) sort son troisième album solo. Et le successeur du sublime Taking Tiger Mountain n’est rien d’autre que la concrétisation ambient et moderne de sa précédente pop, un tremplin pour le futur. Comme toutes les conceptions musicales de Wyatt, John Cale, Robert Fripp, Bowie (il collabora avec tous), celles de Brian Eno sont peu ordinaires, elles sont extraordinaires. En véritable touche-à-tout (orgue, guitare, claviers, percussions, chant, basse, piano), le ‘non-musicien’ Brian Eno utilise des moyens difficiles pour l’époque et porteur d’une dimension fictive et fantastique, pour un résultat finalement sobre. Alors, il utilise ses instruments d’une autre manière, fabriquant des épisodes pop subliminaux, truffés d’apports rythmiques et d’arrangements avant-gardistes, objets indispensables, jouets maîtrisés, causes et effets de toute la magnificence de cet Another Green World. Brian Eno, c’est aussi la prédominance de nappes synthétiques indémodables et parfaitement personnelles. Il est et doit être considéré comme le magicien des textures sonores. Les travaux pour Roxy Music faisant foi, ils sont aussi minimes par rapport à ce qui suit. Producteur avant tout, amateur de peinture et de l’image en général, cet anglais à la calvatie précoce est du genre maniaque qui n’en finit plus de passer ses nuits blanches à la recherche du son qui saura décrire les paysages qu’il a en tête.
Mais Eno ne s’arrête pas à ses capacités dites non-techniques. Il sollicite ici le savoir-faire de Robert Fripp et ses soli enjôleurs. Il s’entoure de John Cale au violon, de Phil Collins à la batterie ou encore de Percy Jones à la basse, pour dépeindre cet autre monde vert, agréable et imaginaire, qui n’est possible que par la technologie et surtout pas par une quelconque ambition hippie. C’est alors qu’Eno devient absolument hors du commun. Inventant la musique répétitive et l’ambient minimaliste, anticipant le trip-hop (né seize ans plus tard) sur le tribal In Dark Trees ou Golden Hours, convoitant certains des effets synthétiques inlassablement copiés, et surtout, invitant des maîtres du prog, il conçoit des chansons progressives dont leur moyenne de trois minutes et leur volonté minimale trahiront le souhait d’en finir avec le rock prog. L’ajout d’un rythme hip-hop à Spirits Drifiting suffirait d’achever la modernité d’Another Green World. Inutile de dire que l’écoute de cet album, compte tenu de l’époque, est renversante, d’autant qu’il ne sacrifie jamais les mélodies pop, même décomposées. Le plus grand génie, c’est de faire en sorte que, même sur les morceaux atmosphériques, la facilité et l’évidence ne soient perceptibles qu’en apparence. Ces nappes à la fois épaisse et légères (Becalmed) sont éternelles. Brian Eno à des théories, l’une d’entre elles consiste à formater la musique expérimentale. D’autres donnent à croire que le travail est fastidieux pour rendre parfaites de mini particules d’ambiances qui sont simplistes aujourd’hui. Mais il fallait bien que quelqu’un lance les idées pour la suite. Eno lui, a de la suite dans les idées. Il apparaît même avoir des règles précises en matière d’improvisation.
Lorsqu’Eno veut des lignes instrumentales compliquées, il les découpe et les dépouille du superflu. Lorsque foisonnent les sonorités, il y met de l’espace. Lorsque se tisse un refrain, il le sublime, l’orne de l’essentiel de ses secrets psychés. Lorsqu’une composition s’envole trop loin, il en garde le tiers, conservant d’elle ce qu’il sait. Certains y voit une suite de morceaux inaboutis. Si bien qu’à la fin du disque, c’est la famine. Mais à la différence de longues plages ennuyeuses, les vignettes sans réel début ni fin d’ Another Green World plonge l’auditeur dans un état de frustration positive : celui-ci veut remettre le disque ! Eno dira plus tard : « il ne s’agit pas de faire un mur mais de construire une brique ». [2] Il n’est pas étonnant qu’on réécoute l’album encore et encore pour y déceler des sons qu’on n’ aurait pas remarqué. Archétype de l’intello visionnaire, Eno a certainement l’oreille surnaturelle. Mais la voix aussi. Rappelant Syd Barrett dans son timbre, là encore, conscient de ses aptitudes retreintes en matière de vocalises, Eno parvient à faire de son chant lointain, linéaire et monocorde une des pièces maîtresses, à la fois étrangère et bienveillante, de cette oeuvre au psychédélisme novateur, parfois spatial (Sky Saw), froid (Over Fire Island) ou enfantin (St. Elmo’s Fire). En cerveau pas comme les autres parce que sensible aux émotions, à l’immatériel, aux lieux imaginés, aux séquences oniriques, aux détours nocturnes, Brian Eno se sert de sa musique planante pour semer des images. Another Green World est comme un désert urbain, une surface aride, un Tiers-Monde futuriste.
En 1979, Brian Eno confie à Lester Bang qu’il demandait de ses musiciens qu’ils interprètent des visions ou des sons sortis de n’importe où. Ainsi, pour St. Elmo’s Fire, il demanda à Fripp, "pourrais-tu reproduire le son du générateur électrique, la Wimshurst Machine que j’ai vu au musée ? Si tu ne l’a pas entendue, imagines la". Les sons doivent parler d’eux mêmes. Leur beauté tout comme celle des structures est tellement évidente que l’on se voit émus sans trop savoir pourquoi. Ces créatures psychés-pop faites à partir d’idées imagées offrent simplement des climats à l’auditeur qui se voit éberlué. Les textes sont alors sans réelle signification, ils constituent un assemblage inspiré de plusieurs citations d’écrivains, inventeurs, musiciens, scientifiques, acteurs... du moment qu’ils soient harmonieux phonétiquement. Une cohérence rare. Le précurseur de l’ambient signe là quelque chose qui ne se réduit pas à de la musique d’ambiance (bien que cette fonction ne soit pas exclue) [3]. L’œuvre forme un ensemble qui s’écoute d’une seule traite. Seule Zawinul/Lava se démarque par sa lenteur vaine.
Brian Eno continuera de créer sans interruption, avec des tentatives moyennes et des erreurs logiques pour qui veut et peut sans cesse apporter du neuf à la musique. Surdoué et sympa, il a participé à de multiples projets artistiques et a passé sa vie à enregistrer. Derrière l’ombre qu’on lui fait, et pour une fois, on peut dire sans trop se tromper qu’il a contribué fortement à l’évolution des mouvements musicaux et au bonheur de beaucoup d’artistes. C’est encore un devoir de mémoire qui s’impose.
[1] il participera ou prendra les commandes des productions de Talking Heads, James, Devo, U2...et dans d’autres registres, Wyatt, Genesis, Nico...
[2] phrase présente sur une carte issue du jeu inventé par Brian Eno, Les Stratégies Obliques
[3] ... tandis que sur Music For Airports (1978), album qui porte trop bien son nom, Brian Eno s’est volontairement arrêté à créer de la musique d’ambiance.
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