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par La Pèdre le 4 avril 2012
paru en 1991 (Virgin)
A en croire l’actualité, il n’y a plus que des bobos. Accuser quelqu’un de bobo c’est l’accuser de tout et de rien, mais si l’on veut faire sérieux être considéré comme bobo n’est jamais très bon. A savoir que le bobo ce n’est jamais soi, c’est toujours les autres, et si quelqu’un l’avoue c’est avec un sourire coupable - "c’est vrai, je pense que je suis un peu bobo". C’est comme ça que d’aucuns se plaisent à discréditer la carrière de Manu Chao, icône bobo, et si en plus vous avez le malheur de l’écouter en sirotant une manzana glacée, eh bien, il ne reste plus qu’à vous abandonner à de nouvelles passions rectales.
Mais avant que ce nouveau vocabulaire ne gangrène notre vision du monde, il y avait un groupe qui s’appelait la Mano Negra et qui donnait à voir ce que pouvait être Paris et ses boulevards avant que le dandy ne meurt dans le nouveau millénaire. La Mano Negra est une photographie de la scène underground parisienne de l’époque, collectif brindezingue qui digère toutes ses inspirations pour dégurgiter un cassoulet punk, rouge et anachronique comme les collages de leurs pochettes. Entre ska, rockabilly, reggae, java, rap, musique réaliste, la Mano Negra déboule tout en distribuant des clins d’oeil aux anciens - pour preuve le "it serves me right to be alone" lancé sur Don’t Want You No More comme un salut à John Lee Hooker - délivrant alors une musique qui a l’odeur du café noir d’un Paris encore populaire.
Troisième album enregistré à Cologne en décembre 1990, King of Bongo sort après Patchanka et Puta’s Fever. Si King of Bongo est le plus grand succès du groupe à l’époque c’est aussi le dernier album studio de la Mano avec le line-up originel, où Manu Chao est encore Oscar Tramor, il est donc selon l’expression consacrée "le début de la fin". C’est probablement d’ailleurs le succès énorme de l’album qui poussera Virgin à condenser les deux premières galettes dans la compilation Amerika Perdida qui sortira l’hiver de l’année 1991 pour que les retardataires rattrapent le phénomène - et l’on sait que sortir une compilation du vivant d’un groupe n’est pas toujours bon signe.
Si la culture punk amenait au syncrétisme des cultures, la Mano Negra fait en son temps plus que ça, dans le manège culturel parisien, il est le syncrétisme même où français, espagnol, anglais et arabe se côtoient allègrement - comme une sorte de superclash. Pour la tournée mondiale de King of Bongo la Mano Negra se constitue en troupe de théâtre avec clowns, acrobates et artistes de rue et part en Amérique du sud à bord du cargo 92 [1], faisant escale dans tous les grands ports du continent pour présenter La véritable histoire de France, grande parade qui déroule dans le désordre l’histoire d’une France alternative. La logique de création multiculturelle poussé jusqu’au dernier cran prend cette allure de cirque fou et vagabond.
Alors écouter King of Bongo, c’est se promener dans les rues de Paris des années 90, de la station Stalingrad où les héroïnomanes ne se cachaient pas, puis suivre la voûte du métro aérien, longeant le canal de l’Ourcq et se retrouver au détour d’une rue dans un bordel colombien à l’insigne presque western où on y lirait Furious Fiesta. C’est accepter de se perdre dans ces ruelles folles parce que la Mano Negra c’est avant tout de la musique urbaine. Musique d’une ville grise, polluée et romantique qui possède tout son folklore nocturne, lorsque les trottoirs luisent de pluie et que deux types se battent pour gâcher la soirée. Derrière son habillage guerrier, King of Bongo permet plus que les autres albums de la Mano de retrouver la mélancolie d’un Paris passée (à l’image de la ballade grise Out of Time et son clip so nineties ), cette métropole remplie de personnages louches et grotesques comme ceux de Tardi, avec ses bars, ses métros, ses fêtes, ses kebabs et ses clodos. En tout comme le Paris d’un Henry Miller plutôt punk que beat où l’odeur du mauvais rosé rue Saint-Denis appelle la vieille tapin à la jambe de bois.
Cette idée de folklore à la fois parigot et multiethnique se trace jusque dans les pseudonymes des membres du groupe qui les transforment presque en personnages céliniens. Oscar Tramor, Tonio Del Borño, Roger Cageot, Helmut Krumar, Krøpöl 1er : galerie de loustics fantaisistes et gouailleurs aussi tristes que la lumière des villes qui semblent conjurer leur sort urbain dans cette festivité archaïque, cette énergie punk. Bring the Fire et King of Bongo où se bousculent le chant rapé de Chao, guitares frondeusement rock, percussions énergiques et choeurs guerriers illustrent ce trop plein assumé de la Mano comme la seule façon de vivre leur contradictions parisiennes. Piochant ensuite partout, Mano Negra est tour à tour punk sur Letters to the Censors, Welcome in Occident, parigot de bistrot sur Bruit du Frigo, Madame Oscar, latino débridé sur El Jako [2], It’s My Heart, mais inutile de chercher à dérouler les registres que la bande emprunte parce que c’est généralement tout à la fois, dans cette cohue de troquet de la rue Jonas.
Enfin c’est dans la chiantise et la mélancolie d’un accordéon que l’album se clôt, Paris la Nuit et son côté musette annonce que le bistrot va fermer et qu’il faut entonner son dernier verre de rouge. Et on repart dans la petite nuit vagabonder sur le boulevard de Clichy entre ces énormes sex shops et quelques ivrognes insomnieux.
[1] L’opération cargo 92 est l’anniversaire anti-conventionnel du 5ème centenaire de la découverte des Amériques. La Ville de Nantes, le Ministère des Affaires Étrangères et le Ministère de la Culture étaient les principaux partenaires de cette folle opération dont le coût a été de 36 millions de francs.
[2] Monsieur Jako étant pour l’anecdote un personnage de l’univers de la Mano Negra, à la fois mascotte, chauffeur et accordeur de la bande.
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