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mercredi 15 avril 2015
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par Yuri-G le 26 janvier 2011
Une année s’est écoulée. Le 13 janvier 2010, Jay Lindsey Jr. mourait d’une overdose dans son sommeil, chez lui à Memphis. Une année s’écoule. A ce point symbolique du temps, il y a comme souvent place pour l’hommage. On réécoute, on se trouve enclin à chercher de nouvelles clefs. La musique joue son rôle, évidemment. Est-elle devenue plus intense maintenant que l’on connait le sort du créateur ? C’est insoluble. Mais il reste des impressions et des pensées en suspens sur Jay Reatard, et - même en général - sur les morts soudaines des musiciens de rock. Le réflexe porte encore à analyser le personnage. Souvent même à se l’approprier, en un processus toujours endeuillé qui vise à appuyer l’opacité d’une vie (Reatard le mythe) ou relever sa vitesse, son urgence et sa lisibilité (Reatard l’humain). En cela, certains journalistes peuvent exceller à couper le disparu de son art, s’attardant plutôt d’un ton contrit sur les remous d’une vie. Comme s’il fallait scruter jusqu’à épuisement la personne, amplifier ainsi les forces macabres de l’évènement. C’est pourtant la musique, sa présence, sa matérialité et son cortège d’impressions brutes qui priment. C’est en écoutant les albums et en se laissant guider par les évocations que l’on éprouve la foudre.
Sinon Jay Reatard… A l’époque, la découverte de Blood Visions apporta le chaos. Reatard avait sorti un split-single avec Deerhunter. Sur la pochette rosée, l’inconnu siégeait dans un lit aux draps froissés. Le visage maquillé, il tenait les épaules de Bradford Cox, tous deux étaient torses nus. OK. Mais dans cette sphère de prédilection où se tenait alors Deerhunter, on voulut savoir qui il était. On écouta pour la première fois Blood Visions, ce fut un choc cinglant. Il y avait cette pochette qui pouvait faire croire au mauvais goût gore d’un disque de trash metal (slip de bain rouge sous gerbes de sang) mais vraiment, la violence était bien au rendez-vous. Seulement c’était du punk ultra-syncopé. On était un peu abasourdi par ces morceaux cassés en striures électriques qui fonçaient tous avec arrogance, comme pris à la gorge par un psychopathe voulant leur extorquer des étincelles de rage finales. En cette période et même avant, les disques de Jon Spencer, Eighties Matchbox B-Line Disaster, les groupes du label In The Red, les Hunches et les Coachwhips avaient craché leur content de son garage impossible, dans lequel on se vautrait avec bonheur. Avec pourtant la conscience que l’unique excès de saturations ne pouvait prétendre à un autre niveau. Pour cela, Jay Reatard apporta en quelque sorte une apothéose, fut-elle passagère. My shadow my shadow my shadow… Violence béante et mélodicité épatée. Bien sûr, les Pixies étaient indépassables, mais ce qu’il y avait de différent c’était la stricte contemporanéité de Reatard. Il pouvait prétendre à égaler et il le faisait dans l’instant. L’air de rien, c’est un précieux paramètre.
Finalement, on écoutait beaucoup l’album. Et cela en restait à peu près à ce stade. Les premiers groupes de Reatard ont toujours semblé trop purement carnassiers, et puis on a appris qu’il préparait le second. Entretemps, la connaissance du personnage restait assez limitée. La quête de la compréhension absolue, du commentaire perpétuel laisse froid. On avait pourtant remarqué sur quelques photos que Reatard tirait la tronche. Avec Jean Seberg, demandant de sa voix diaphane et roulante « qu’est-ce que c’est, faire la gueule ? », on aurait été bien intentionné de lui glisser sous les yeux l’une d’elles… Et on ne mettrait pas en doute la sincérité de son expression. Il parait juste de se rappeler qu’on peut poser sans sourire, avec de grandes boucles ternes et grasses et une silhouette presque avachie (plus, une voix crevassée). Jay Reatard a atterri dans un contexte singulier. La superpuissance critique Internet étendant sa main sans relâche, on s’est parfois demandé ce qu’il serait advenu dans les années 90. Reatard aurait pu être parfait pour la décennie. Le doute y était moins grand, et peut-être, peut-être qu’il y avait moins de questions sur la pertinence et la spontanéité. Ces choses étaient moins pressantes, mais il s’agit probablement de candeur. Néanmoins Reatard, au sein de son époque (la nôtre), a su apporter la vitalité et la superbe qu’on pensait perdues dans le punk. A cela, on n’accolera pas de grandes légitimations. Chefs d’œuvre, artiste majeur, c’est sans importance.
Quand Watch Me Fall est sorti, c’était l’été. On l’a acheté immédiatement, durant un voyage en Irlande, et il y avait comme une fébrilité supplémentaire à découvrir l’album dans un panorama étranger. Il est passé sans relâche. Les contours étaient plus soignés, les chansons fulgurantes. Surtout Watch Me Fall suintait un dégoût, un nihilisme sublimés, qui épousaient parfaitement les plaines mouillées alentour. Dépendance de la musique et du lieu. I’m Watching You en particulier ricochait de manière parfaite sur les couleurs vertes trempées, sur les roches et la brume. C’était les premières véritables chansons pop de Jay Reatard. Mais on avait pu sentir sur Matador Singles ’08 qu’il y viendrait fatalement (si ce n’était déjà accompli). Il adorait Abba et Galaxie 500 autant que Black Flag et les MC5. Pourtant avec ce second et ultime album, c’était comme si Reatard affirmait : « bientôt je n’écrirai plus que des morceaux pop et uniquement pop. Ils seront simples, puissants, préparez-vous ». Suite à sa mort, on s’attarde sur deux regrets majeurs et évidents. Ne pas l’avoir vu en concert lors de ses dernières dates françaises. Savoir qu’on n’entendra jamais ces nouveaux morceaux là.
En fait, c’est drôle. Repensant au personnage de Jay Reatard pour l’occasion, on s’est imaginé le voir apparaitre dans cette série américaine simple et touchante, Freaks and Geeks. Ça collait, Jay Reatard au milieu de la bande des freaks. Pas ceux de Tod Browning évidemment, mais les édulcorés des années 80, au lycée. Deux clans ciblés. Les geeks, encore trop jeunes pour prendre le pouvoir de leur marginalité. Les freaks, déjà assez conscients pour prendre ce pouvoir. Bien qu’il ait quitté l’école très tôt, qu’il n’ait jamais véritablement connu le lycée, Jay Reatard aurait été avec les freaks, se baladant dans les couloirs aux côtés de cette simili-Courtney Love et autres silhouettes. L’image s’est révélée finalement impromptue. Reatard le freak, c’était clair, mais seul dans la salle rapiécée qui lui servait de studio, seul en train d’enregistrer jour après jour les chansons qui lui venaient. Hail to the freak.
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