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par Oh ! Deborah le 10 mai 2010
Paru en 1977 (Red Star)
Partout, Suicide est cité comme un des albums des plus influents jamais créés, et ce malgré –ou grâce à- son utilisation minimale du synthétiseur et sa réduction délibérée d’apports sonores.
Vega ouvre sa propre direction dont le style (beats technoïdes, sonorités industrielles..) et/ou la donnée conceptuelle et psychanalytique (transmission brute des angoisses ou des pulsions sexuelles par le son, par les articulations vocales) inspire foule de groupes issus de différents domaines (post-punk, indus, musiques électroniques, rock indé), allant même jusqu’à séduire Bruce Springsteen ( !) qui reprendra le titre Dream Baby Dream pour clôturer un de ses concerts en 2005. Un album d’autant plus important qu’il garde pour lui, en 2010, une production tout à fait sobre et moderne pour un groupe garage et qu’il suscite toujours l’étonnement. La première fois qu’on écoute Suicide, même si on ne connait pas le groupe, on sait qu’on touche à un album clé, à une musique pionnière autant qu’un à cliché : une de ces œuvres totalement méprisées à l’époque puis constamment citées comme des classiques. Petite histoire d’un miteux mythe américain…
Suicide est le groupe le plus croyant (en lui-même).
Né à Brooklyn en 1942, Alan Bermowitz est avant tout peintre, sculpteur et plasticien. Il comprit très vite que s’il voulait s’exprimer à travers son art, il allait devoir à la fois résister au monde extérieur et se confronter à un monde marginal et DIY, quitte à crever la dalle. Ce sera chose faite durant une décennie d’obstination et de courage. Il ouvre une petite galerie d’art en 1971 appelée The Project of Living Artists où il habite un moment, et où il expose des œuvres essentiellement basées sur de la récupération, avec pour prédominance des matériaux électriques ou des composants de machines. Au sein de ce collectif, il rencontre Martin Reverby, alors claviériste et batteur dans un groupe de free-jazz, Reverend B. Suicide est né avec pour membres Alan Vega au chant et à la guitare, Martin Rev à la batterie et un troisième membre occasionnel à la guitare. Le projet musical se déroule très progressivement : "Suicide, c’était comme le Big Bang", dit Vega [1]. « Après un long moment apparaissent des gaz, qui sont à l’origine de petites sphères, qui deviennent ensuite des galaxies. C’était la même chose pour nous, sauf que les gaz ont donné de petites chansons, d’abord Cheree, puis Ghost Rider [2]. » Sacré Alan ! Une aventure non sans complications, à savoir pas d’expérience musicale pour lui, une formation classique pour Rev, plein d’idées à contre-courant de tout ce qui peut être esthétiquement normal, et surtout pas de manager ni de label, et encore moins de fans. Et bientôt, pas de salles où se produire.
Suicide est le rock’n’roll.
Alan vega fut un des premiers fans des Stooges, fasciné par leurs concerts en tant que scènes de violence, d’imprévus, de vie. Il dira plus tard « Iggy, ce n’était pas de la frime. C’était réel. […] Ca a changé ma vie parce que j’ai compris que tout ce que je faisais, c’était de la merde. » [3] Marqué par Iggy Pop lors d’un des tous premiers concerts des Stooges à New York, il ajoute : « Je me rappelle Iggy se jetant dans le public, remontant sur scène, puis se lacérant avec des baguettes, en sang. Le set n’avait pas duré plus de vingt minutes. L’ingénieur du son en cabine avait eu l’idée d’enchaîner avec un concerto brandebourgeois de Bach, plutôt que de mettre comme d’habitude du rock, et c’était une idée géniale, parce que ce qu’on venait de voir était du grand art, tout simplement ». C’est ainsi qu’Alan adopta à son tour la vision selon laquelle tout ce qui gravite autour de la musique, l’engagement physique, l’attitude, les conflits, tout cela fait partie intégrante du message artistique que l’on souhaite véhiculer. Il veut alors créer quelque chose de plus marginal que les Stooges mais pas moins rock’n’roll, abandonnant très vite guitare et batterie pour former le premier duo synthé/chant. Martin Rev, beatnik de l’espace (coupe afro, cuir, lunettes de soleil énormes) se procure un assemblage de boite à rythmes et de claviers qu’il bricole lui-même. Plus formaliste que musicien, Vega transpose, bien avant le mouvement punk, une vision réaliste et non édulcorée de la vie dans sa musique. Il est le premier à utiliser le terme "punk", dès 1970, comme dans l’expression « A Music Punk Mass », « une messe de musique punk », sur ses affiches de concerts. Comme Iggy, il incarne le rock par sa personne, par sa posture réelle et anti-fantasme (avant de représenter, à son tour, les icônes récupérées et glamours du rock, mais c’est une autre histoire), à l’opposé d’une démarche théâtrale, même si Simon Reynolds (écrivain et critique rock) évoque très justement le lien entre le concept psycho-musical de Vega et la Méthode de Stanislavski (Metteur en scène). Et pendant que les autres jouent du rock’n’roll, Suicide est le rock’n’roll.
Suicide est le groupe le plus rejeté de l’histoire du Live.
Alors que le chanteur est bien souvent statique et illuminé, ses prestations live sont très communicatives... Les premiers concerts de Suicide sont d’emblée de véritables « carnages scéniques » (selon les mots de Lester Bangs [4]), Vega provoquant la foule par ses textes hantés (un phrasé parlé ponctué d’émotions improvisées), ses attitudes atypiques, son regard noir attisant les foudres d’un public pas aussi punk que lui, sans doute. Si bien qu’aucune salle n’accepte de les accueillir, à part quelques lofts, hangars et autres coins paumés de New York comme le Mercer Art Center (en compagnie des New York Dolls), le fameux Max’s Kansas City ou le CBGB’s dont le propriétaire, Hilly Kristal, choqué, interdira les concerts de Suicide jusqu’en 1977. Selon Dee Dee Ramone lui-même, les concerts de Suicide étaient les plus dangereux qu’il n’a jamais fait. Des lives qui durent trente minutes maximum, pendant lesquelles la légende veut qu’Alan menaçait le public en manipulant une chaîne de vélo, lequel rétorquait avec des couteaux/hâches/outils en tous genres… Alan sautait dans la foule, bloquait la porte de sortie face à un public totalement abasourdi par cette musique binaire, viscérale et conceptuelle, aux mélodies amenuisées, dont on peut entendre les morceaux inaboutis mais déjà totalement synthétiques sur le CD bonus de la réédition du Second Album. En 1974, ça commence à craindre pour Suicide, qui ne peut jouer nulle part et qui se replie davantage sur lui-même. Début 1976, le duo va profiter de la nouvelle scène du CBGB’s pour réapparaître mais demeure le seul groupe de ce milieu à ne pas être signé. C’est finalement l’ancien manager des New York Dolls qui va les signer sur son nouveau label, Red Star (d’où l’étoile rouge sur la pochette de Suicide).
Suicide est le groupe le plus moderne.
Ce qui explique le caractère indémodable et influent de leur premier album, c’est l’utilisation exclusive des machines sans jamais s’éloigner du rock’n’roll. Suicide se distingue donc des premiers albums synthétiques qui représentent davantage une rupture et qui sont rapidement devenus désuets. Vega est en quelque sorte l’inventeur du rock arty, de la récupération et de la transformation, au même titre que le Velvet (ainsi que du look façon hippies-rock rétro-futuristes, remarquez qu’on en est toujours là aujourd’hui), c’est à dire la dernière approche musicale moderne, au sens "toujours en vogue" à ce jour. Alan Vega est d’ailleurs aussi marginal que multi-culturaliste et il n’est pas rare de retrouver à la fois des babas, des skinheads, des intellectuels, ou toutes autres communautés au sein de ses concerts dans les années 80. A 68 ans, le chanteur, qui a vu juste, est donc devenu cool aux yeux de tout le monde, et il avoue, en grand maso frustré, s’en étonner chaque jour. En revanche, sa prise en considération de la violence, et sa vie en soi, sont tout sauf en vogue. Alan le dit lui même, "Je ne vois pas ce qui pourrait causer une émeute [dans le monde de l’art] aujourd’hui." Car n’évoquer Suicide qu’au travers de son avant-garde, comme un fantasme et prototype arty new yorkais bien ficelé, c’est oublier la réalité dans laquelle Vega, pauvre et pas bobo pour un sous, vivait. Et c’est oublier à quel point il est, y compris à travers ses futures albums solos, un grand chanteur. Un chanteur stylé, plein de tics viscéraux, d’agitation, de sensualité, de terreur et surtout d’expressions.
Suicide est le groupe le plus expressionniste de son époque.
Car si l’album connait (en tant qu’objet précurseur accessoirement réalisé avec de très faibles moyens) ses limites, et, si la célèbre « transe hypnotique » de Suicide n’opère pas sur toute la longueur, elle est parsemée d’éléments perturbateurs frénétiques et intenses, un mélange de sursauts d’humanité, de soupirs lascifs, d’expressions inconscientes, en majeure partie interprétés par la voix imprévisible d’un homme de la rue. Une musique trop souvent comparée à celle de Metal Machine Music, alors qu’elle demeure accessible et beaucoup moins noisy (prenez Cheree ou Girl, ce sont de jolies chansons d’amour). Le chanteur utilise le mythe de l’Amérique fantasmée en se réappropriant les intonations d’Elvis et autres prosodies rockab avec excellence, de sa voix constamment enrobée de reverbs, en référence au son des Sun Sessions du King. Un cyber-punk lancinant, usant de mélodies sucrées autant qu’ironiques (mélodies des pionniers rock’n’roll reprises et simplifiées au synthé). Un rockab futuriste, transformé ainsi pour semer l’étrange, la misère humaine et sociale exprimée par le langage à la fois des machines et des trippes. Parce qu’en filigrane du fantôme d’un Elvis warholien nous fixant le revolver à la main, c’est bien celui de Frankie, tout au long du disque, qui plane. Suicide est à l’évidence un message vivant et il n’est pas étonnant de lire qu’Alan Vega pensait également nommer son groupe « Life ». Et comme cet album, malgré ses transes rébarbatives, est un album réaliste, la mythique Frankie Teardrop évoque l’histoire d’un ouvrier prisonnier de son aliénation, ancien soldat au Vietnam, qui, avant de se suicider, va tuer femme et enfants. Mais la forme prime sur le fond : Il faut entendre Alan Vega prononcer les mots de cette tragédie durant dix minutes, il faut entendre ces assonances incessantes [5], qui forment une sorte de turpitude durant laquelle Vega vit totalement son cauchemar, finissant par pousser des cris d’épouvante (amplifiés d’échos dévastateurs) comme s’il assistait, tout de suite et maintenant, au bain de sang. Et quand Frankie meurt, seuls restent son âme qui tremble, les caissons de l’usine au loin qui traînent et l’ombre des machines qui s’évaporent. Une des chansons les plus noires et jusqu’au-boutistes jamais créées. Durant la version live présente sur la réédition de cet album, le 23 Minutes Over Brussels, concert donné en 1978 durant lequel Suicide assure la première partie d’Elvis Costello, le public furieux ne cesse de huer, d’appeler Elvis (ironie du sort), un mec vole le micro de Vega tandis que le duo tente d’exécuter Frankie Teardrop, et Vega, possédé, de scander, « Shut the fuck up ! This is about Frankie !... », stoppant la chanson avant que le show ne tourne en émeute totale.
Comme toutes les musiques pionnières, la valeur historique et artistique de Suicide prime sur sa valeur purement musicale. Ce qui fait d’Alan Vega un artiste au sens premier, c’est sa croyance, ses ratés, ses éclairs de génie visionnaire, c’est la tronche qu’il tire sur scène, son incroyable premier degré, sa confrontation constante avec les autres qui lui donneront raison avec le temps. Alors qu’au début des années 80, la synth-pop commence à fleurir dans les charts britanniques, le sort s’acharne et le sous-estimé Second Album (et dernier) de Suicide ne semble affoler personne. Le duo se sépare et il faudra attendre Juke Box Baby en 1981 (excellent single issu du très bon premier album solo de Vega), classé dans le Top 5 en France, pour que le chanteur remplisse enfin son porte-monnaie et s’envenime dans une dance bidouillée du plus ringard effet.
[1] citation extraite du livre Rip It Up and Start Again, de Simon Reynolds
[2] titre tiré d’un des Comics préférés de Vega
[3] Citation extraite du livre Please Kill Me, de Legs McNeil et Gillian McCain
[4] notes de pochettes de la compilation Half Alive, 1981
[5] Attention, rien à voir (!), mais certains de ces bruits ressemblent étrangement à la bande son du jeux vidéo Silent Hill, c’est pour dire l’étendue de l’influence de Suicide sur les musiques d’aujourd’hui, mais fin de la parenthèse :)
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