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par Thibault le 14 avril 2008
Paru en 1985 (Mute Records)
Au cinéma Shining de Stanley Kubrick avait bouleversé les codes du film d’horreur en présentant la peur sous une lumière aveuglante et une géométrie maladive. En rock l’effroi, la crainte ou l’angoisse étaient créés par une musique provocatrice et composée de riffs violents et de cris de possédés, le hard rock qui était incarné par, entre autres, Black Sabbath, Alice Cooper ou Led Zeppelin qui avaient avec eux tout un décorum de symboles sataniques ou païens, de scandales divers et variés et un certain goût pour l’occulte et le sulfureux. Une musique qui faisait trembler uniquement les cul-bénis et les saintes Nitouche, franchement qui a eu les pétoches en écoutant Iron Man du Sab’ ? Et puis est arrivé Suicide, groupe pionnier qui proposa autre chose, la peur fut suggérée par un jeu d’ambiances et des compositions épileptiques, par une nouvelle musique synthétique, l’électro-punk. Mais si l’expérience ne fut pas entièrement réussie pour cause de moyens pas à la hauteur des ambitions elle traumatisa un jeune homme australien, Nick Cave. Lorsque l’album de Suicide sort en 1977, il a tout juste 20 ans et avec un de ses amis qui sera à ses côtés tout le long de son parcours, Mick Harvey, fonde un premier groupe The Boys Next Door qui est vite dissous pour laisser place à un combo apocalyptique, le bien nommé The Birthday Party. Pendant 4 ans cette formation terrorise toutes les scènes sur lesquelles elle se produit par des concerts extrêmes. Nick Cave hurle torse nu ses textes sur la religion (son éducation a été très pieuse et ses chansons font souvent référence à la Bible), la mort ou la drogue sur scène avec les mots « Hell » ou « Pain » (souffrance hein, pas la baguette du boulanger, bande de petits malins) peints sur le torse. Les musiciens torturent leurs instruments et le public en lâchant des notes de saxophone distordues et des riffs de guitare glacés. Et à force de performance borderline et d’une quantité d’héroïne consommée à faire passer Kurt Cobain pour un teletubbies le groupe explose. Mais ces quatre ans furent l’occasion pour Nick Cave et Mick Harvey de trouver un projet et de réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour le réaliser. Ce projet sera de transmettre la peur non pas en l’évoquant à travers des climats synthétiques (exit la new wave donc) ou une quelconque musique violente (le métal ou celle de The Birthday Party) mais en retournant aux sources mêmes du rock, au blues du delta du Mississipi, dans les racines de la musique populaire.
Voici donc le projet de Nick Cave, présenter la peur, l’angoisse sous un blues primitif et crépusculaire. Et pour cela, il lui faut être maître à bord. Il fonde son nouveau groupe « Nick Cave & The Bad Seeds » en 1984 et livre un premier album From Her To Eternity, plus flippant que The Cure, un chapeau de Geneviève de Fontenay et le corps d’un déporté au goulag réunis. Mais l’album n’est pas entièrement réussi car encore hésitant entre le post-punk et même les débuts de l’industriel (le guitariste Blixa Bargeld est le leader du groupe allemand Einstürzende Neubauten) et le blues. De fait Nick Cave resserre les rangs, réduit les Bad Seeds à leur strict minimum (Mick Harvey donc, Barry Adamson et Blixa Bargeld) et décide en plus du projet initial de revisiter les légendes américaines, celles des bluesmen mais aussi celle d’Elvis Presley, rien que ça. Difficile de faire plus casse-gueule. L’album commence sur un bruit d’averse et d’entrée un grand moment, Tupelo. Un morceau où Nick Cave s’empare de John Lee Hooker, Elvis Presley et de la Bible (vaste programme…) pour narrer l’histoire du King sous un autre jour, il serait une sorte de Christ qui viendrait rétablir l’équilibre fondamental entre les éléments déchaînés qui inondent sa ville natale. Et le pire c’est qu’on y croit ! Son songwriting radical et sa façon de chanter si particulière, entre le talking blues et la transe endiablée, saisissent les tripes dès les premiers instants. Les Bad Seeds maintiennent une pression permanente, la basse est écrasante, la batterie menaçante, la guitare frappe quelques accords simples et obsédants. Le blues qu’ils jouent est sombre, simple mais pas pour autant simpliste et ne manque pas de richesse grâce à des apports toujours judicieux d’orgue, de piano, d’harmonica ou de slide-guitar. Multi instrumentistes accomplis (ils jouent tous les deux d’au moins quatre instruments), Harvey et Adamson placent ici des nappes d’orgues, là quelques accords de piano et varient leur jeu pour ne jamais tourner en rond ou tomber dans la facilité. Même les morceaux les plus minimalistes comme Blind Lemon Jefferson (référence au bluesman aveugle) réussissent à dégager quelque chose de fort, une tension palpable (le chant et la voix y étant pour beaucoup). Sur The Six String That Drew Blood les Bad Seeds parviennent à imiter le bruit que ferait une bouteille de bière frelatée explosée sur le comptoir d’un saloon fantomatique.
Jamais on ne s’ennuie en écoutant cet album. On frémit à l’écoute de Say Goodbye To The Little Girl Tree, on est fasciné au sens propre, c’est-à-dire partagé entre l’attraction et la répulsion. Un disque nocturne, de table de chevet (il ne quitte pas la mienne depuis sa découverte), puissant et inquiétant. Parmi les très grands moments de ce voyage américain citons Wanted Man, reprise de Bob Dylan réarrangée et Knockin’ On Joe. La première est un moment de bravoure, le morceau repose sur quelques notes de slide-guitar et une pression de la basse et la batterie allant crescendo, tout va en s’accélérant, l’orgue surgit, le chant de Cave plus habité que jamais, les Bad Seeds, outlaws prêts à en découdre jouent à couteaux tirés (quelle tension mes aïeux !), un titre formidable. Quand à Knockin’ On Joe il s’agit d’une des chansons les plus poignantes que j’ai pu écouter, une ballade de plus de sept minutes qui repose sur un piano bar détraqué et la voix, toujours cette voix unique, du grand Nick qui chante avec une classe désespérée rare. Le genre de morceau qui aurait pu figurer sur la BO d’Impitoyable de Clint Eastwood, pour l’ultime scène de règlement de compte entre cowboys fiévreux dans un saloon dépravé. Incontestablement cet album explore la face obscure, rurale et pouilleuse de l’Amérique, à ranger à côté du Nebraska de Bruce Springsteen (le versant politique en moins cependant). Un disque unique et bouleversant.
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