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mercredi 15 avril 2015
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par Yuri-G le 22 mars 2010
paru le 23 février 2010 (Matador/Beggars)
« (Scène d’ouverture) Là où se situe l’île, il n’y a plus personne. Dans l’eau grise, le soleil tente de faire miroiter quelques vifs filets d’or, mais les terres sont bien désertes, le château détruit pour toujours. Cette île est abandonnée. C’est vers elle et ses fantômes que se dirige la barque. A son bord, il y a un homme qui se souvient […] »
Il existe peut-être un synopsis de The Golden Archipelago. Si quelqu’un tombait dessus, il trouverait peut-être ce préambule. Imaginons en plus que cette première scène soit fixée sur pellicule : à son terme, l’image s’évanouirait, la musique pourrait apparaître. Ce serait le parfait achèvement. A peine deux ans après Rook, qui signalait un possible aboutissement, Shearwater se trouve encore animé par l’envie de passer un nouveau palier. Leur sixième album prend d’assaut tous les points d’entrée qui constituent ce qu’on appelle une œuvre (visuel [1], thématique, musique, perspective d’ensemble). Noble quête, s’il en est. C’est cela qui frappera d’abord, la volonté d’atteindre un haut degré d’unité, de donner sens et écho à chaque impression. Finalement, de créer une véritable musique poétique. Il y a deux ans donc, le groupe consacrait dans une semblable perspective les grands espaces et ses peuples volatiles. C’est maintenant vers l’île, en tant qu’entité, que se tourne leur inspiration.
Nourrie d’une mélancolie du lieu insulaire, et des propres sensations de voyage que connut Jonathan Meiburg (passant par les îles Malouines, l’archipel Tierra del Fuego, Madagascar ou les îles Chatham de Nouvelle-Zélande), la musique de Shearwater trouve une autre épaisseur. Dorénavant, elle développe au grand jour une sensibilité épique. L’espace reste sa donnée primitive, mais celui-ci est peut-être plus massif, occupé par des orchestrations nacrées, rugueuses, en tout cas moins épurées, qui dérivent parfois en vagues ascendantes. Certainement, The Golden Archipelago manifeste une sorte de densité venue du rock progressif. Mais sans écarts (les chansons ne dépassent pas quatre minutes) et sans confusion, puisque la base reste consacrée aux mélodies. Médusantes mélodies, c’est bien vous qu’on espérait… Même en terrain connu, Black Eyes ou God Made Me, peut-être la plus saisissante de l’album, fondent sur des arpèges expressifs ou une liaison d’accords de piano élémentaire - au sens noble - pour que surgisse la pure évidence. Elles peuvent aussi laisser monter l’évocation, sans se donner de réelle destination (Landscape At Speed). Et même côtoyer la folie avec Corridors, grand titre déréglé, qui greffe des guitares échappées aux Touareg avec de viles salissures punk-hardcore. Monde qui s’offre, en ampleur, en teintes. Monde qui se referme, après onze horizons défilés.
Si The Golden Archipelago gagne à ce point la perturbation désirée (malgré quelques lacunes, inévitables après les ravages de son prédécesseur), c’est aussi, au final, parce que tout en lui pointe vers l’ailleurs : que ce soit par le soin apporté à sa conception - pochette [2] et livret superbes, matière sonore peaufinée -, ou par le regard, la vision qu’il amène. Dans un espace quotidien prisonnier de sons déformés, vulgaires, pensés et dirigés vers des évocations sordides, cet album transporte pour de bon. Vers des imaginaires proches et sauvages, terres isolées, peuples inconnus (Meridian s’ouvre sur un enregistrement de l’hymne national de l’atoll de Bikini [3]). En somme, cette œuvre recherche toujours la beauté et la force. Elle ose cette chose dépassée, sans calcul ni cynisme ! Nous avons des raisons d’être comblé. C’est la porte d’entrée d’un monde.
[1] Le groupe a publié parallèlement, et de façon limitée, The Golden Dossier, un épais recueil de photos et de textes pensé comme une sorte d’annexe métaphorique à l’album.
[2] Il semblerait que l’île qui y figure existe réellement. Située sur l’Hudson River, elle se nomme Poleppel Island, et abrite Bannerman’s Castle. Ce monument avait été construit au début du siècle par un riche homme d’affaires. Il y stockait une grande quantité de munitions militaires, qui finirent un beau jour par exploser et réduire en débris une partie du site. Dès lors, l’île fut abandonnée.
[3] Son peuple fut condamné à l’exil lorsque les Etats-Unis choisirent l’atoll pour ses essais nucléaires. Plusieurs bombes atomiques y furent larguées à partir de 1946. Aujourd’hui encore, la zone est radioactive et plus personne ne peut y vivre.
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