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par Béatrice le 29 septembre 2009
paru le 22 septembre 2009 (Rough Trade)
S’il fallait confirmation empirique de l’amour immodéré des supergroupes pour les noms moches, en voilà une (supplémentaire). Ce nom-ci, outre un jeu de mots douteux dont on ne sait s’il flirte avec la mégalomanie ou lui préfère la dérision, nous invite au freakshow des enfants terribles ( ?) du folk du vingt-et-unième siècle américain. Sur la pochette, les quatre monstres passent leurs quatre têtes à travers quatre disques découpés dans un panneau chargé d’arabesques baroco-végétales. Regards entre la neutralité inquiète et l’affront arrogant, traits tracés à l’aquarelle et pas forcément à leur avantage, l’image n’est –reconnaissons-le – pas des plus attrayantes, mais il faut bien mériter sa monstruosité auto-proclamée. Ils méritent néanmoins qu’on rappelle rapidement les forfaits et égarements qui les ont amené à figurer sur ce carré aux teintes sépias encombrées. En suivant la course des secondes sur le cadran de l’horloge :
Conor Oberst, jeune homme aux yeux brillants et à la mèche de jais indisciplinée. A précocement sévi au sein de Bright Eyes, entité protéiforme dont le nom a pu faire écho, suivant les années, les albums et les inspirations, aux angoisses larmoyantes de l’adolescence qui tire à sa fin, à des éclats de malice poétique ou à un spleen ouaté d’alcool. Laisse discrètement son groupe s’effilocher à mesure qu’il se meut en chantre d’un mal être vagabond, ramblin’ man de l’ère des autoroutes et des avions de lignes, sillonnant les grands espaces faute de savoir se poser. Derniers errements : un séjour au Mexique, dans une vallée de chamanes extraterrestres, avec un détour par le Texas sur le retour, prétexte à deux albums de voyages en moins d’un an.
Yim Yames, caution « barbe fleurie » du quatuor, qui a récemment adoucit ses « J » initiaux en « Y » en même temps qu’il laisser tomber sa veste. Très loin de l’image d’Epinal du folkeux barbu bourru au cœur tendre. En chanteur de My Morning Jacket, il a appris que l’americana éthérée pouvait mener à tout, même à jouer devant des stades un rock exubérant et futuriste, nourri aux néons autant qu’aux comptines dylanesques. Sa voix huât perchée et malléable l’envie oscille entre tristesse immémoriale et baroque fluorescent. S’est illustré récemment par une apparition costumée dans I’m Not There et un EP hommage à George Harrison.
Mike Mogis, homme de l’ombre et virtuose des manettes. Multi-instrumentiste producteur de son état, c’est lui qui était chargé des mandolines, pedal steels, banjo et autres instruments à cordes aux formes étonnantes chez Bright Eyes. C’est aussi lui qui s’y est occupé de la production, du lissage et du collage sonore. Non content de faire des apparitions, à l’instrumentation ou à la production, sur à peu près tous les albums publiés par le label Saddle Creek, il a aussi sévit sur (entres autres) des albums de Jenny Lewis, des Concretes, de Lavender Bridge. Dernier forfait : une contribution à la production de l’album solo de Julian Casablancas à paraître cet automne.
Enfin, M. Ward, mage saltimbanque à la voix parcheminée et à la guitare enchantée, capable d’envoûter une salle en trois arpèges ; montre une inclinaison marquée pour les mélodies rétro et les ritournelles hors du temps, en bon missionnaire des temps du transistor. Docteur ès dialogues guitaristiques et instrumentaux caressants, doté d’une voix que son collègue du coint Nord-Ouest a qualifié de « Xanax musical », il a fait son chemin dans sa niche, fidèle à son folk au feu de bois, serein même quand il est triste. Il s’est récemment autorisé quelques incartades en dehors de son sentier battu, pour les beaux yeux de jeunes brunes en mal d’un guitariste, Norah Jones en tournée, puis Zooey Deschanel dont il a été le Him du She & Him.
Bref, des CV monstrueux d’irréprochabilité. C’est le propre des supergroupes il est vrai, et ça ne préjuge généralement en rien de la qualité de la mixture : car si dans un groupe, le tout vaut mieux que la somme des parties, prenez un échantillon de parties douées dans leur individualité et faites en un tout, il y a des chances que le conglomérat se fasse difficilement et subisse quelques pertes. Ceci dit, en l’occurrence, Monsters of Folk n’est pas tant un supergroupe qu’une simple formalité. Cela fait un bon lustre que nos quatre lascars n’ont de cesse d’aller se rendre visite dans la musique des autres, le temps d’un morceau, d’un concert, et plus si affinités. Mike Mogis produit une chanson d’M. Ward sur laquelle Jim James harmonise pendant qu’M. Ward enregistre une piste de guitare pour un album de Bright Eyes dont la tournée promotionnelle sera l’occasion d’inviter Jim James à la basse, en attendant d’aller reprendre les Traveling Wilburys [1] avec M. Ward sur un album de Jenny Lewis par ailleurs produit par Mike Mogis et édité par un label fondé par Conor Oberst. Rien que du très consanguin, en somme.
Ajoutez à cela que M., Conor, Mike et Yim ont déjà à leur actif une tournée en commun, et les inquiétudes quant à la capacité de cohésion du groupe se dissipent assez rapidement. Certes, ça ne garantit pas que les trois voix se marieront harmonieusement ni que les trois univers seront miscibles, mais cela laisse au moins espérer que les quatre sont capables de travailler ensembles sans qu’il n’y ait écharpement d’égo – ce qui est un bon début. Pour ce qui est de fluidifier la mixture et d’affiner les jointures, on peut compter sur le talent de Mike Mogis, qui ne pipe mot mais dont la patte est reconnaissable tout au long de l’album. Mais, faut voir...
L’affaire commence assez étrangement, avec trois titres aux prétentions démocratiques et aux titres d’un sérieux discutable, l’air de dire « z’avez vu ! on se tire pas la bourre, et en plus on se prend pas au sérieux ! ». Il faut dire que Dear God sonnerait un peu trop solennel sans l’ajout d’un (Sincerely, M.O.F.), et que Whole Lotta Losin’ serait un tantinet dépressif, n’eut été la référence ouverte à Fats Dominos avec clin d’oeil à Led Zeppelin. Ceci dit, malgré la désinvolture apparente, les chansons en question sont tout ce qu’il y a de plus travaillées – et disparates. L’ouverture, message naïf sur le répondeur de Dieu, commence sur un sample trip-hopeux, à des lieux de ce qu’on aurait attendu de la réunion de ces « monstres du folk », avant que le ton n’en soit donné par la voix élevée de Jim James, qui semble ici on ne peut plus à sa place. Et puis, quelque chose de très bizarre arrive : une guitare s’élève, et Jim James se transforme en M. Ward, qui s’approprie sans scrupule le morceau en parlant d’arbres et de montagnes (derrière, le sample court toujours) ; un refrain en chœur où les voix se mêlent, et le morceau devient propriété de Conor Oberst qui y expose ses doutes existentiels d’une voix hésitante.
Sur le second titre, Say Please, la même série de métamorphoses déconcertantes se reproduit, à ceci près que c’est à M. Ward d’ouvrir la danse, et que la chanson est ici un manifeste pop-rock carré et enlevé. Piste suivante, clin d’œil mélodique et harmonique immédiat aux Fab Four, dont on pense pouvoir sans se tromper attribuer la parenté à M. Ward, chanteur principal... jusqu’à ce que Conor Oberst fasse irruption avec un couplet qui lui ressemble trop pour ne pas avoir été écrit par lui, et qu’on s’aperçoive de la présence d’une boîte à rythme et d’un synthétiseur qui ont plus de chances de s’être échappés du dernier My Morning Jacket que du dernier M. Ward. Le morceau s’achève dans une joyeuse cacophonie des trois styles, dont l’égalitarisme est assuré par la production, en faisant un des moments les plus réussis de l’album. On ne retrouve un tel enchevêtrement qu’en plein cœur de l’album, sur l’indéfinissable et sautillante Baby Boomer, où les trois chanteurs se renvoient les phrases sans se laisser les finir, et où il est vain autant qu’impossible de démêler qui pourrait bien être à l’origine de quoi.
Ailleurs, les identités des chanteurs se font de plus en plus marquées : plus on avance dans le disque, plus les chansons se chantent à une seule voix, et plus leur instigateur premier s’affirme clairement. Les simples consonances hispanisantes de Temazcal laissent deviner qu’il vient d’Oberst - quant à Man Named Truth, Ahead of the Curve et Map of the World, elles auraient pu figurer sans dépareiller sur un des derniers albums du monsieur – et y auraient probablement fait pâlir leurs voisines. Slow Down Jo, Goodway ou The Sandman, the Brakeman and Me sont du Ward pur jus, simples mais évocatrices. Quant à The Right Place, Losin Yo Head, Magic Marker ou l’étrange His Master’s Voice, elles montrent trop de connivence avec l’emphase vocale et les exubérances instrumentales de Jim James pour qu’on ne l’y reconnaisse pas... Néanmoins, en plus d’être loin d’être les moins bonnes de leurs auteurs, ces chansons à la parenté à peu près claires se voient magnifiées par la collaboration plutôt que le contraire : les chœurs donnent de la légèreté aux morceaux fatalistes de Conor Oberst, démultiplient la profondeur des complaintes d’M. Ward, et cadrent les fantaisies de Jim James. Au risque de se répéter, on est tenté de louer encore une fois la production de Mike Mogis, qui assure que les trois personnalités se côtoient sans se piétiner.
Forcément, la reconquête du terrain par les individualités – qui a d’ailleurs été assez remarquablement contrôlée pour un regroupement d’individualités aussi marqués et différentes – laisse aussi poindre leurs travers. Man Named Truth force un peu sur le mysticisme tremblotant, Goodway passe très furtivement et discrètement, et His Master’s Voice s’achève sur des borborygmes qui font hausser le sourcil (mais pour tout dire, on s’en remet). Ce n’est pas forcément un mal, l’affaire n’aurait pas eu une grande saveur si elle avait abouti à complètement gommer l’originalité de musiciens qui ont justement en commun d’assumer pleinement leurs excès. A aucun moment, on n’a l’impression que l’un prend le pas sur les autres et affirme sont contrôle sur l’album, ni qu’un autre s’efface pour laisser la place à ses comparses : à défaut de garantir une cohérence parfaite, cela assure l’équilibre de l’ensemble. Le seul qui pourrait prétendre diriger l’ouvrage est Mike Mogis ; mais c’est aussi le plus discret, et il compense sa prééminence dans l’orchestration en œuvrant dans l’ombre des trois vocalistes.
Œuvrer à quatre et de concert, en paraissant s’écouter mutuellement et se connaître musicalement sur le bout des tympans, leur interdit de se laisser aller à la facilité, de sombrer dans l’habitude et de trop s’appesantir sur leurs motifs fétiches. Conclusion, cet album en commun est plutôt meilleur que leurs derniers albums « indépendants », et pas seulement parce qu’il contient du grand Oberst mélangé à du grand Ward qui côtoie du grand James ; il est avant tout nettement plus mesuré, plus travaillé, et sans doute un peu plus léger et modeste que leurs efforts séparés. Très, très loin de l’arrogance et de la lourdeur que pouvait faire craindre leur nom, le statut maudit de supergroupe et les arabesques de la pochette.
[1] Zut ! Perdu.
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