Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Béatrice le 20 février 2006
paru en août 2002 (Saddle Creek / Wichita)
Plus on l’écoute, plus cela devient une évidence : se lancer dans la réalisation d’un tel album relevait de la pure folie ; et le fait qu’une telle oeuvre existe effectivement, matériellement, paraît à chaque fois un peu plus dingue. Beaucoup auraient probablement renoncé pour moins que ça, et pourtant... il est bien là, cet album gargantuesque, magnifiquement achevé et délicieusement excessif.
Pour accoucher de ces 73 minutes de musique, il aura fallu à Conor Oberst plusieurs mois, et le soutien d’une bonne vingtaine de musiciens, dont cinq batteurs qui ont enregistré simultanément dans une seule pièce (d’où forcément l’impression d’avoir un orchestre qui joue derrière le chanteur sur la plupart des titres).
Dès le livret, on sent qu’on va avoir affaire à un disque inhabituel : long d’une vingtaine de pages, imitant un vieux grimoire et invitant à la lecture au moins autant qu’à l’écoute, il suffit de l’avoir entre les mains pour être projeté dans l’univers si particulier de l’album... et aussi pour se douter qu’ici les choses ne sont pas faites à moitié, l’excès étant toujours préféré à la timidité... parfois même un peu trop, la voix et les textes pouvant par moment dériver vers un pathos toujours à la limite de la sincérité la plus bouleversante et du ridicule le plus flagrant. Mais tout est tellement assumé, travaillé, bien écrit, tout en restant brut et chargé en émotions qu’on pardonne tous les excès et toutes les exagérations et qu’on ne garde qu’un amour inconditionné pour l’album (ou alors, à l’extrême inverse, qu’on ne pardonne rien du tout et qu’on abandonne toute tentative d’entrer dans l’album, mais inutile de préciser que ce n’est définitivement pas selon cet angle que cette critique est orientée). L’exemple parfait d’un album qu’on savoure en énumérant les raisons pour lesquelles on devrait le détester, avant de se rendre compte que c’est exactement pour ces raisons qu’on l’aime... Alors effectivement, il n’y pas vraiment de sobriété ni de retenue dans cet album (les termes Conor Oberst et sobriété ne font de toute façon pas toujours bon ménage...) qui pourrait apparaître comme complètement mégalo (et avouons qu’il l’est un peu sur les bords), mais c’est justement ce qui fait tout son charme.
Loin de tous les cadres et de toutes les conventions, sûr de son bon droit et de son talent, Conor Oberst emprunte à tous les styles, les saupoudre des ingrédients qui font la particularité et le charme de Bright Eyes, en rajoute une petite (grande ?) louche, et concocte un mélange détonnant, qui fait que malgré la longueur assez peu habituelle du disque on reste captivé, les yeux plongés dans les textes du livret. Mélange de confessions sur ses doutes et ses hésitations - particulièrement en ce qui concerne le succès et la célébrité qui pointent le bout de leur nez, de poésie surréaliste, de reflexions politiques, d’interrogations philosophico-métaphysiques, de tranches de vie, d’histoires à l’issue généralement malheureuse dont on ne sait pas trop si elles sont vraies ou issues d’une imagination tourmentée, l’album fait office d’exutoire, et le songwriter laisse libre cours à toutes ses envies et besoins dans l’écriture, ne semblant s’imposer aucune barrière (même si en fait, comme souvent avec Bright Eyes, l’ensemble est extrêmement construit et probablement mûrement réfléchi malgré son aspect un peu brouillon au premier abord).
Alors forcément, il faut s’attendre à être ballotté dans tous les sens à l’écoute de cet album, à entendre autant de pensées dépressives et de récits de suicides ratés que d’hommages à la vie et au monde, à être exposé à un déballage intime parfois un peu inconfortable, ce qui rend l’écoute émotionnellement assez éprouvante. Tout commence avec un titre de plus de huit minutes, dont la première est un collage sonore évoquant en vrac une conversation téléphonique, une voiture qui démarre et Revolution 9 des Beatles, le reste du morceau étant un folk des plus rudimentaires, à la limite de la chanson et du monologue. Puis on est embarqué dans un tourbillon musical passant par une multitude de styles différents, tout en restant à chaque fois typiquement oberstien : la pop symphonique aux intonations vaguement lennoniennes de False Advertising ou Don’t Know When But A Day Is Gonna Come croise sans sourciller la country déchire-coeur de You Will. You ? Will. You ? Will. You ? Will., de Make War ou de la poignante Laura Laurent, alors que l’ode à la vie qu’est Bowl Of Oranges succède au sombre et hypnotique Lover I Don’t Have To Love dont la boucle mélodique imperturbable et le texte en forme d’impasse hantent plus d’un esprit. Après le texte fleuve de Waste Of Paint se déroule la poésie étrange de From A Balance Beam, et l’album s’achève finalement sous les acclamations, sur le rythme entraînant de Let’s Not Shit Ourselves (To Love And To Be Loved), succession un peu décousue de réflexions douces-amères sur le monde, la vie, les gens, la société, et un peu tout ce qui passe par la tête du jeune chanteur...
Sorte de journal intime et de réceptacle aux angoisses, espoirs, interrogations, observations et réflexions de son auteur, ce projet assez colossal et terriblement personnel a réussi l’exploit de prendre vie aussi chez quantité de personnes qui s’y sont retrouvées et se le sont approprié. Cet album n’est peut-être pas le plus facile d’accès de Bright Eyes, mais c’est certainement le plus impressionnant, et sa simple existence donne une idée de l’envergure artistique de son auteur, tant au niveau musical qu’à celui des textes ; car, il faut bien l’avouer, il fallait être sacrément gonflé pour s’aventurer à réaliser un disque pareil. Et encore plus pour le réussir.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |