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par Aurélien Noyer le 25 mai 2010
Le 24 novembre 1983, quatre jeunes gens font leur première apparition à la très prestigieuse émission de la BBC, Top Of The Pop pour interpréter leur second single This Charming Man qui vient de rentrer dans le Top 30. En quelques mois, ils ont reçu le soutien du très influent John Peel, la presse les encense et ils commencent à recevoir une attention de plus en plus assidue de la part du public. Une ascension aussi fulgurante a dû en étonner plus d’un, tant le groupe se détache des productions de l’époque (Duran Duran et les "Nouveaux Romantiques"). Mais une chose est sûre, leur chanteur, Steven Patrick Morrissey (alias Morrissey), n’en fait pas partie. Et pour cause, ça fait bien longtemps qu’il avait tout prévu !!!
Pourtant, rien n’était gagné d’avance. Né le 22 mai 1959, le jeune Morrissey se révèle très tôt être un enfant introverti, préférant sa propre compagnie à celle des autres, s’adonnant à l’admiration de ceux qui vont rapidement devenir ses idôles : Oscar Wilde, James Dean, Shelagh Delaney [1] et puis rapidement les New York Dolls, David Bowie ou les Sparks. Passant toute son adolescence comme un reclus volontaire, il ne vit que par l’écriture : il devient président du fan-club anglais des New York Dolls, dont il écrira d’ailleurs la toute première biographie. Il ne manque pas non plus d’envoyer régulièrement de longues et enflammées missives au NME. Mais surtout il s’imagine dans la peau de ces rock-stars qu’il admire tant... avec certaines réserves toutefois. Car la trinité sex, drug & rock’n’roll, très peu pour lui. Le rock’n’roll suffisant largement, il lui faudrait un groupe avec un concept évitant totalement les habituels clichés macho et défoncés des rock-stars. Une sorte de groupe composé par des Monsieur Tout-Le-Monde, des Mister Smith, mais tout de même un côté glam, histoire de ne pas passer totalement inaperçu... et aussi des références. Littéraires, cinématographiques, culturelles, Morrissey s’est trop imprégné des oeuvres de Wilde pour résister au plaisir de parler de lui-même à travers ses sources d’inspiration.
Au niveau du son, il sait également ce qu’il veut : "Un groupe qui sonnait assez dur, avec des mots sensibles. Des guitares dures, une batterie dure, une basse très dure" [2]. Pour ce qui est des "mots sensibles", pas de problème. Noircissant depuis longtemps des carnets de poèmes, de nouvelles, d’articles, il sait qu’il a en lui de quoi fournir de la matière à de nombreuses chansons. L’étape suivante étant donc de trouver le groupe adéquat... En attendant, il s’échauffe en remplaçant le front-man du groupe punk mancunien, The Nosebleeds, avant que le groupe ne se sépare. Il fera également un court passage chez Slaughter & The Dogs en tant que chanteur, enregistrant même quatre chansons avec le groupe. Mais aucune de ces formations ne lui convient. Il reste donc chez lui, à attendre...
... à attendre qu’un jour, un certain Johnny Marr (John Maher de son vrai nom, mais celui-ci étai déjà pris par le batteur des Buzzcocks) vienne frapper à sa porte. Guitariste émérite de 18 ans, ce dernier cherchait à former un groupe, mais ne parvenait pas à trouver un chanteur qui soit capable d’écrire autre chose que d’insipides ritournelles sans imagination. C’est donc naturellement que Billy Fury, partenaire de Morrissey chez les Nosebleeds et futur guitariste de The Cult, lui conseilla d’aller voir son ancien chanteur qui avait repris ses habitudes de reclus. Enthousiasmé par les ambitions de Johnny Marr, Morrissey lui proposa alors trois noms de groupe : Smithdom, Smiths Family et The Smiths. Une fois que Johhny eût fait son choix, les Smiths étaient nés. Il ne leur restait plus qu’à écrire les chansons et accessoirement trouver un bassiste et un batteur pour compléter le groupe. Rapidement, ils choisissent Mike Joyce pour tenir les baguettes et Dale Hibbert la basse. Mais ce dernier ne resta avec les Smiths que le temps de deux concerts et quelques démos, laissant la place à un ami de Johnny Marr, Andy Rourke. Le groupe était prêt, Morrissey allait pouvoir mettre son plan à execution sans plus tarder.
Le groupe donne son premier concert le 4 octobre 1982 et signe au bout de 6 mois un contrat avec le label indépendant Rough Trade. Le temps d’enregistrer un premier single Hand In Glove et voilà que les Smiths accrochent l’oreille de John Peel [3] qui ne se priva pas de faire tourner le single durant son émission sur la BBC. Mais malgré ce soutien prestigieux, la chanson ne parvint pas à entrer dans les charts. Il faut dire qu’en cette année 1983, les Smiths faisaient office de curiosités. Coincés entre la pop synthétique de Soft Cell ou Orchestral Manoeuvres In The Dark, les "Nouveaux Romantiques" et le heavy metal d’Iron Maiden, ils proposaient une authentique chanson rock avec une rythmique sèche et les arpèges acérés de Johnny Marr, la voix un peu précieuse de Morrissey venant déclamer des mélodies pleines d’orgueil et de morgue clamant "Yes, we may be hidden by rags/But we’ve something they’ll never have". Une morgue qu’ils ne se contentent pas de mettre en paroles puisque, malgré l’échec du single, ils refusent d’assurer la première partie de la gigantesque tournée de Police, Morrissey se contentant de lâcher un laconique "Nous sommes déjà beaucoup plus importants que The Police". Et puis, cette pochette... un homme nu vu de dos. Trop équivoque pour séduire un public déconcerté par cet étrange groupe.
Car c’est peu dire que les Smiths étaient étrange. Trois musiciens sans aucun look particulier, total casual et un chanteur fan d’Oscar Wilde qui n’hésite pas à arborer des glaïeuls glissés dans ses poches et même parfois à les jeter sur le public. Il va bientôt arborer un sonotone pour rendre hommage à un fan des Smiths mal-entendant... Un style particulier mais qui semble petit à petit conquérir le cœur de jeunes anglais de plus en plus nombreux, puisque leur deuxième single, This Charming Man va se hisser à la 25ème place, ce qui donne le droit aux quatre Smiths de passer à Top Of The Pops pour la première fois. Et toute l’Angleterre de découvrir le groupe et ses chansons pour le moins ambigües. Dès This Charming Man, Morrissey n’hésite pas à jouer de sa maîtrise de la langue et créé une ambigüité sexuelle totalement cohérente avec l’esthétique du groupe, la photo de Jean Marais tirée du Orphée de Jean Cocteau sur la pochette du disque participant grandement à cette ambiance. D’ailleurs, cette excentricité graphique se retrouvera sur quasiment toutes les pochettes (albums, singles, compiles) du groupe, ces derniers étant des photos monochromes des idoles de Morrissey. Ainsi, on trouve la romancière Shelagh Delaney sur les pochettes de la compile Louder Than Bombs et du single Girlfriend In A Coma. Terence Stamp fait une apparition sur What Difference Does It Makes ? au travers d’une photo tirée du film The Collector. Quant au chanteur anglais Billy Fury, il illustrera Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me.
En peu de temps, The Smiths devient alors un groupe énorme, acclamés par la critique et suivis par des milliers de fans assidus qui se retrouvent dans les chansons et les déclarations surprenantes de Morrissey qui déclare, par exemple, ne pas du tout s’intéresser au sexe, raconte sa adolescence passée en quasi-ermite ("Vers huit ans, je suis devenu très solitaire - nous avions eu beaucoup de problème familiaux à ce moment-là - et l’isolement a eu de fortes répercussions sur ma vie. J’ai eu une fausse jeunesse et une fausse existence d’adolescent. Mis à part qu’on ne peut pas vraiment appeler ça une existence. C’était plus une sorte de survie, m’évadant dans des films ou des livres jusqu’à ce que les Smiths arrivent et me permettre de vivre à nouveau !" [4]). Il est temps pour le groupe d’entrer en studio pour l’enregistrement de leur premier album. Ils bénéficient dans un premier temps de l’aide de l’ex-guitariste de Teardrop Explodes, Troy Tate. Mais Rough Trade, peu satisfait du résultat, leur demande de recommencer avec le producteur John Porter à la rescousse. Malheureusement, si les sessions aboutissent à la sortie d’un album éponyme le 20 février 1984, cette fois, ce sont les Smiths qui ne sont pas satisfait du résultat. Ils reprochent au producteur d’avoir trop mis en avant la batterie par rapport à la guitare de Johnny Marr dont les arpèges se trouvent alors bien faiblardes. D’après eux, l’album n’est pas assez représentatif du véritable son du groupe. Bien sûr, ceci n’empêche pas l’album d’atteindre la deuxième place des charts. Et malgré ce succès, Morrissey et Marr insistent pour sortir quelques mois plus tard une compilation de chansons enregistrées à l’occasion de diverses émissions radio, d’où ce Hatful Of Hollow que Morrissey considère encore comme le "premier véritable album des Smiths". Mais contrairement à pas mal de groupes, lorsque les Smiths décident de sortir Hatful Of Hollow, ce n’est pas seulement pour satisfaire un puéril caprice artistique ou pour tondre la laine sur le dos de leurs nouveaux fans. Car ce disque compte de nombreux morceaux inédits et autres faces B comme William, It Was Really Nothing, Handsome Devil ou encore How Soon Is Now ? que l’on retrouvera sur certaines versions de leur deuxième album. Ceci plus la possibilité d’entendre les Smiths dans les conditions quasi-live de la radio permettra donc à l’album d’atteindre la 7e place des charts.
Il est assez dur de se rendre compte désormais à quel point les Smiths ont été marquants pour leur époque. Car comme si la musique n’était pas suffisamment atypique pour l’époque, Morrissey en rajoute une couche avec son esthétique homo-érotique. Pour la pochette de The Smiths, il ira même jusqu’à choisir une photo tirée du film Flesh de Paul Morrissey, où l’on voit Joe Dallesandro se faire faire une fellation. L’image sera coupée pour qu’on ne voit que le personnage de Dallesandro et la polémique n’aura pas lieu. Mais, par contre, les textes de Morrissey furent bel et bien de lourds sujets de controverses. Suffer Little Child, par exemple, s’inspirait des Moors Murders, une série de cinq meurtres d’enfants commis entre 1963 et 1965 dans la région de Manchester. Et, bien que Morrissey se soit assuré du consentement des familles des victimes, le journal The Sun lança une campagne contre le single dont Suffer Little Children était la face B, sous prétexte que la chanson était de mauvais goût. D’où le refus de certains magasins de revendre le disque. Autre point problématique, la chanson Reel Around The Fountain qui devait sortir en single fut abandonnée alors que les disques étaient pressés, à cause d’une campagne du Sun une fois de plus, accusant les paroles de Morrissey d’être trop ambigües, à la limite de la pédophilie.
C’est donc dans une atmosphère assez pesante que le groupe rentre en studio pour enregistrer son deuxième album. Ils s’enferment donc dans l’Amazon Studios de Liverpool durant l’hiver 1984 et le moins que l’on puisse dire, c’est que les conditions d’enregistrement (climat social peu reluisant, hiver très froid dans une ville assez peu réjouissante) se ressentent à l’écoute de l’album (Morrissey le qualifiera plus tard de "dur, violent, furieux" [5]. Simplement aidés par l’ingénieur du son Stephen Street, c’est tout le groupe qui est crédité comme producteur et peut ainsi coucher ses visions sur bande. A sa sortie, le 11 février 1985, Meat Is Murder surprend...
L’album est très éclectique. Il compte la superbe ballade That Joke Isn’t Funny Anymore qui reste peut-être la plus belle chanson écrite par les Smiths, la dansante Nowhere Fast mais aussi les très rock The Headmaster Ritual, son empilage de guitares aux accordages étranges signé Johnny Marr et l’enragée What She Said. D’un point de vue des paroles, le ton s’est également durci : The Headmaster Ritual et Barbarism Begins At Home sont de violentes charges contre l’éducation anglaise "traditionnelle" à base de châtiments corporels et quant à la chanson-titre, Morrissey y expose son militantisme végétarien. La pochette illustre bien ce côté engagé puisqu’elle reprend une photo de In The Year Of The Pig, documentaire de 1968 consacré à la guerre du Vietnam. Sur la photo originale, l’inscription sur le casque du soldat disait Make War Not Love, que Morrissey a remplacé par un définitif Meat Is Murder. Bien qu’aucun des singles tirés de l’album ne dépassent la 20e place (ça ne sera pas plus le cas pour Shakespeare’s Sister, single absent de l’album), Meat Is Murder se retrouve rapidement en première place, démontrant, si besoin est, le succès considérable du groupe. Etrangement, cet album sera par la suite légèrement déprécié à cause de son manque d’uniformité et de sa diversité qui pourrait perdre un auditeur néophyte. Il n’en reste pas moins que Meat Is Murder est un album majeur, sans doute le seul où les Smiths se soient vraiment permis d’exprimer toutes les facettes de leur talent puisqu’on trouve même un solo de basse funky signé Andy Rourke sur Barbarism Begins At Home. Enfin, la splendide How Soon Is Now ?, joyau noir brillant au milieu de l’album et accessoirement chanson la plus connue du groupe [6], finit de convaincre l’auditeur du talent du groupe...
Avec un tel succès, Morrissey se permet de quitter son rôle d’introverti maladif et n’hésite pas à exposer ses points de vue politiques dans ses interviews. Ainsi la monarchie, l’administration Thatcher ou même le Band Aid [7] furent régulièrement l’objet de l’ire du chanteur qui va rapidement devenir un personnage très apprécié de la presse rock britannique grâce justement à ses prises de position sans équivoque. Le NME va même être ironiquement baptisé par certains le "New Morrissey Express". Et pour profiter de leur succès, le groupe s’envole pour une tournée de 15 dates aux États-Unis, ce qui leur permet de se faire connaitre par un nouveau public, pas franchement conquis d’avance tant la musique et les thématiques du groupe peuvent sembler anglo-centrées. Et pour ne pas laisser retomber la pression, ils enchaînent ainsi d’épuisantes tournées anglaises et américaines durant toute l’année 1985, sortent un single The Boy With The Thorn In His Side en septembre et préparent la sortie de leur prochain album.
Ainsi tout pourrait être pour le mieux, si les conséquences de tous ces mois d’enregistrement et de tournée intenses se faisaient sentir à l’intérieur et à l’extérieur du groupe : ils entrent régulièrement en conflit avec Geoff Travis, patron de Rough Trade, ce qui poussera le label à différer la sortie de l’album, fini en novembre 1985, de plusieurs mois. Mais surtout le travail acharné fourni par les musiciens se fait encore plus ressentir au niveau de la santé de chacun. Johnny Marr, qui doit supporter énormément de stress à la fois sur le plan musical et au niveau de la gestion du groupe, commence à boire beaucoup et si Morrissey, en pleine dépression, défend à longueur d’interview son hygiène de vie (pas d’alcool, pas de drogue, pas de sexe), il n’en va pas de même pour les autres membres du groupe et surtout pour Andy Rourke qui a développé une dépendance à l’héroïne. Suite à un court séjour en prison de quelques jours à cause de son addiction, Morrissey le vire des Smiths via un laconique Post-It accroché à l’essuie-glace de son parebrise : "Andy, you have left The Smiths. Good luck and goodbye, Morrissey". Le groupe le remplace par Craig Gannon, puis le réintègre au bout de seulement 15 jours, gardant Gannon en tant que guitariste rythmique. Cette formation des Smiths en quintet enregistra d’ailleurs les deux singles Ask et Panic, dont le refrain "Burn down the disco/Hang the blessed DJ/Because the music that they constantly play/It says nothing to me about my life" résume bien la volonté des Smiths et surtout celle de Morrissey de décrire le quotidien de ses fans. Craig Gannon assurera la tournée The Queen Is Dead avant d’être "remercié" par le groupe.
Sur ses entrefaites, les problèmes avec Rough Trade étant réglés, l’album The Queen Is Dead peut enfin sortir le 16 juin 1986. Et il fait d’emblée l’unanimité des fans et de la critique. Tous crient au chef d’oeuvre. Produit par Morrissey et Marr, aidés du fidèle Stephen Street, il est beaucoup plus uniforme et cohérent que Meat Is Murder. Avec sa pochette d’Alain Delon dans le film L’Insoumis [8], il reste fidèle aux marottes de Morrissey : The Queen Is Dead, titre particulièrement explicite qui ouvre l’album, l’amusante Vicar In A Tutu qui raille la religion, Cemetery Gates où Morrissey cite Wilde pour répondre à ceux qui l’accusaient de plagier ses auteurs préférés. Au passage, une nouvelle cible fait son apparition dans la ligne de mire du chanteur, puisque Frankly, Mr. Shankly est une lettre de démission d’un ouvrier à son patron qui cache quelques petites piques en réalité destinées à Geoff Travis. On retrouve également l’humour mordant de Morrissey dans Bigmouth Strikes Again ou Some Girls Are Bigger Than Others. Grâce aux arrangements somptueux de Johnny Marr, toutes les chansons sonnent comme des bijoux de pop ciselées, qu’elles soient énergiques comme Bigmouth Strikes Again et Frankly, Mr. Shankly ou plus nostalgiques à l’instar de There Is A Light That Never Goes Out ou I Know It’s Over qui bénéficie sans doute du meilleur tour de chant jamais enregistré par Morrissey. Le guitariste tisse autour de chaque chanson des réseaux de guitares acoustiques, soutenus par des riffs électriques particulièrement accrocheurs et surtout par la rythmique implacable de Rourke et Joyce. L’album se hisse très rapidement à la deuxième place des classements et reste encore pour beaucoup de fans le meilleur album des Smiths. La tournée qui suit est également triomphale et se termine en octobre 1986. Les Smiths peuvent alors passer à la suite de leur histoire.
L’année 1987 commence plutôt bien avec la sortie d’un nouveau single, Shoplifters Of The World Unite dont le titre reprend la dernière phrase du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx ("Ouvriers de tous les pays, unissez-vous"), la transformant en "Voleurs à la tire de tous les pays, unissez-vous". Du pur humour made in Morrissey, reconnu comme tel par les fans puisque le single atteindra la douxième place. Et bien que la nouvelle compilation de singles et de face B se nomme The World Won’t Listen, elle se classe 2e. Il faut croire que le monde a écouté... Parallèlement, une sorte de version alternative, augmentée de chansons plus anciennes, de cette compilation sort dans le reste du monde. Normalement prévu pour le marché international, Louder Than Bombs finira par sortir également en Angleterre suite à la demande des fans.
Et pour ce qui est d’un véritable nouvel album, les Mancuniens y travaillent... ou presque. Car l’ambiance au sein du groupe vire à la franche hostilité entre Morrissey et Johnny Marr. Le guitariste, fasciné par l’électro et les nouvelles sonorités synthétiques, souhaiterait expérimenter et ouvrir de nouveaux horizons à la musique des Smiths alors que Morrissey reste inflexible, arc-bouté sur ses positions et son esthétique sixties qui commencent à sérieusement agacer Marr. En outre, l’attention dont bénéficie Morrissey dans les média le pousse à considérer les Smiths comme SON groupe [9]. Aussi voit-il d’un mauvais oeil les divers collaborations de SON guitariste avec d’autres artistes. C’est donc peu dire que l’enregistrement de l’album "Strangeways, Here We Come" a été tendu. A tel point que les deux musiciens ne se sont quasiment pas croisés dans le studio, chacun enregistrant ses parties indépendamment de l’autre. Et pourtant, contre toute attente, le résultat est une fois de plus excellent. A tel point que l’album restera le préféré de chacun des quatre musiciens, et à l’écoute, il est facile de comprendre pourquoi.
"Strangeways, Here We Come" bénéficie d’arrangements beaucoup plus riches que ceux des précédents albums. Dès la première chanson, on entend un synthétiseur, chose impensable auparavant... Et dans la chanson suivante, c’est carrément une boite à rythme qui fait son apparition !!! Alors certes, on trouve quelques innovations soniques dans cet album, mais pas de quoi décoiffer un Morrissey. L’ensemble reste assez proche du style The Smiths, les arpèges de Marr et la voix un peu maniérée de Morrissey sont toujours là, les titres étranges (Death Of A Disco Dancer et Girlfriend In A Coma) aussi. Mais l’ensemble sonne comme une profonde avancée dans la discographie des Smiths et les arrangements d’un morceau comme Stop Me If You Think You’ve Heard This One Before tranchent radicalement avec le reste de la production des Smiths. A vrai dire, c’est peut-être le seul morceau de leur discographie qui sonne réellement années 80, c’est-à-dire qui souffre des mauvaises habitudes de production de ses années maudites. Heureusement, son successeur direct, l’incroyable Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me, est tout simplement renversant, la longue intro au piano suivie de l’attaque au synthé pour annoncer la guitare et le chant, élégiaque au possible. Et il m’est impossible d’évoquer cet album sans parler de Girlfriend In A Coma... Sans doute, le titre le plus drôle des Smiths qui oppose la musique sautillante du groupe au chant légèrement goguenard de Morrissey qui essaie de convaincre son auditoire que "Girlfriend in a coma, I know, I know, it’s serious", mais lui-même ne semble pas en être persuadé. En définitive, cet album aurait fait un excellent album de transition vers autre chose si le groupe n’avait pas été déjà séparé lorsqu’il parut.
Une séparation qui semble inévitable, car durant tout l’enregistrement, les tensions entre Morrissey et Marr n’ont fait qu’empirer, pour trouver leur paroxysme sur des sujets qui semblent dérisoires, mais poussèrent néanmoins le guitariste à claquer la porte du groupe. En effet, d’après une interview donnée par Johnny Marr en 1992, le motif de la rupture fut l’insistance de Morrissey pour que le groupe enregistre une reprise de Work Is A Four-Letter Word de la pop-star 60s Cilla Black. Marr avait déjà accepté à contre-coeur d’enregistrer une reprise de la chanteuse Twinkle, une autre idôle de Morrissey. Mais Cilla Black fut la goutte d’eau et Marr quitta le groupe en août 1987, arguant qu’il "n’avait pas formé un groupe pour jouer des chansons de Cilla Black" [10]. Suite à ce départ, Morrissey chercha vainement un autre guitariste pour remplacer Johnny Marr mais déclara rapidement que les Smiths sans Johnny Marr n’avaient pas de sens... Et ainsi, lorsque sortait "Strangeways, Here We Come" le 28 septembre 1987, le groupe n’existait déjà plus...
Sans que cela signe pour autant la fin de la vie musicale de ses membres. Mais même si les quatre Smiths séparés ne restèrent pas au chômage, il n’y en eut qu’un qui sut réagir et se lancer dans une véritable carrière. Six mois après la séparation, Morrissey sortait son album solo, Viva Hate enregistré avec le fidèle Stephen Street. Un album qui atteignit la première place des charts et lança la carrière de Morrissey, carrière qui, malgré des hauts et des bas, continue toujours, puisque ce dernier a sorti en 2006 l’excellent Ringleader Of The Tormentors. Par contre, Johnny Marr ne parvint pas à s’évader aussi brillamment des Smiths : il a depuis enchaîné les collaborations, intégrant le groupe The The, jouant les guitaristes de luxe avec Oasis, The Pretenders, Beck, Pet Shop Boys et d’autres. Et sporadiquement, il forme Electronic avec Bernard Sumner, transfuge de New Order. Enregistrant trois albums entre 1991 et 1999, ce super-groupe mancunien rencontrera un certain succès en Angleterre. En outre, il a sorti un album avec son propre groupe baptisés The Healers en 2003, un Boomslang très glam-rock mais pas franchement à la hauteur de son talent pour finalement rejoindre le groupe indie américain Modest Mouse en 2006. Il semble être désormais un membre du groupe à part entière puisqu’il a co-écrit plusieurs morceaux avec le leader Isaac Brock. Quant à Mike Joyce et Andy Rourke, ils ont continué à travailler ensemble pendant quelques temps, louant leurs services à Morrissey ou à Sinéad O’Connor. Ils ont aussi chacun des projets séparés, Rourke participant par exemple au projet Freebass avec Peter Hook (Joy Division, New Order) et Mani (Stone Roses, Primal Scream). Et, pour ceux qui se poseraient la question, une reformation des Smiths est hautement improbable au vu de la carrière des uns et des autres, sans compter le procès qui opposa Mike Joyce à Morrissey et Johnny Marr en 1996, pour des histoires de royalties supposées iniques. On peut se douter que ce procès fut en partie motivé par l’avalanche de disques sortis dès la dissolution du groupe. De nouvelles compilations, un live (Rank) datant de la tournée The Queen Is Dead, etc... Autant de preuves de l’importance qu’ont eu les Smiths en Angleterre, et ce malgré quatre ou cinq courtes années d’existence.
Une importance qui fut déterminante pour toute une génération qui trouva en Morrissey un prophète qui décrivait son quotidien. Et encore maintenant, il est facile de repérer l’influence des Smiths. Commençons par l’art qui compta sans doute le plus pour Morrissey, la littérature. Un groupe qui affuble ses chansons de titres aussi longs que Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me, Heaven Knows I’m Miserable Now, Stop Me If You Think You’ve Heard This One Before ou encore The Boy With A Thorn In His Side, ça a forcément des conséquences sur les éventuelles vocations littéraires de ses fans. Outre le Girlfriend In A Coma de Douglas Coupland qui reprend le titre d’une chanson des Smiths mais n’a pas grand chose à voir avec le groupe, on peut citer l’excellent Mauvais Garçon de Willy Russel, roman épistolaire où le héros, fan absolu des Smiths et de Morrissey, raconte sa vie dans des lettres adressées à son idôle, lettres qu’il n’envoit, bien entendu, jamais. Ce n’est certainement pas un art, mais même la politique n’est pas épargnée, puisque le conservateur David Cameron est un fan déclaré des Smiths (au grand dam de Morrissey, peut-on supposer)... Mais le domaine où l’influence des Smiths est la plus flagrante est évidemment la musique. Comment ne pas penser aux Smiths lorsqu’on entend les Libertines citer Wilde dans la chanson Narcissist, surtout lorsqu’on sait que Doherty aime reprendre régulièrement Heaven Knows I’m Miserable Now. Les Smiths sont également une inspiration indéniable pour la twee pop de Belle & Sebastian et leurs pochettes monochromes, tout comme celles des Smiths. Quant aux voix de Brett Anderson (Suede) ou Luke Haines (The Auteurs), la marque de Morrissey y est tellement évidente que ça en est presque génant. D’ailleurs, l’anglo-centrisme des Smiths et leur fascination pour les sixties britanniques se retrouveront chez tous les groupes britpop des 90s, Blur en tête. Et plus étonnant encore, il semblerait que Morrissey et les Smiths soient un des groupes fétiches d’Andre 3000, une des deux têtes pensantes d’Outkast. Les Smiths, influences d’un duo de hip-hop d’Atlanta... Décidemment, ce groupe est toujours aussi surprenant. Et au travers de cette diversité parmi leurs admirateurs, on peut aussi entrevoir l’impossibilité de rester indifférent. Car si leurs fans sont nombreux et variés, leurs détracteurs le sont tout autant. On se rappellera la phrase sans appel de Robert Smith, leader de The Cure : "Si Morrissey dit de ne pas manger de viande, je vais en manger... Parce que je hais Morrissey.". Il faut dire que le style des Smiths, ses prétentions "littéraires" de Morrissey (que certains ont souvent accusé de plagier ses auteurs préférés), son chant précieux et maniéré et sa "franchise" parfois déroutante dans les interviews ("Dire Straits : un groupe très ennuyeux, des gens très ennuyeux adorés par des gens très ennuyeux." [11]) font que le groupe est encore aujourd’hui aussi adulé qu’abhorré par les fans de rock...
[12]
[1] Dramaturge et scénariste britannique, elle fut révélée par sa pièce A Taste Of Honey.
[2] Interview parue dans Les Inrockuptibles en septembre 1987
[3] Célèbre DJ de la BBC qui révéla des groupes aussi variés que Pulp, The Jesus And Mary Chain, The Undertones, The Fall et bien d’autres
[4] Interview parue dans Sounds en novembre 1983.
[5] Interview parue dans Les Inrockuptibles en septembre 1987
[6] Grâce à la version de Love Spit One (très proche de l’originale) qui illustra le générique de la série télé Charmed
[7] Supergroupe formé par Gob Geldof dans le but de lever des fonds pour combattre la famine en Ethiopie et responsable de l’atroce single Do They Know It’s Christmas ?
[9] Au cours du procès opposant Mike Joyce et Morrissey en 1996, ce dernier aurait décrit le batteur et le bassiste des Smiths comme "De simples musiciens de session, aussi facilement remplaçables que les pièces détachées d’une tondeuse à gazon"
[10] Interview parue dans Record Collector en décembre 1992
[11] Interview parue dans Les Inrockuptibles en septembre 1987.
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