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par Béatrice le 16 avril 2007
La dernière fois que Bright Eyes avait joué à Paris, par une moite soirée de début d’été, la rumeur, qui n’en loupe pas une, avait assisté aux titubations chancelantes d’un Conor Oberst qui s’emmêlait les genoux dans les chevilles jusqu’à s’écrouler, sans que cela l’empêche de mener son concert à terme ; ceci fait, la rumeur s’était envolée et avait tissé son nid sur le web - qui lui offre toujours à plaisir la chaleur de son giron, en inventant de belles qui laissaient croire qu’elle était, ce fameux soir de juin, encore plus cramée que le jeune musicien dont elle avait fait sa proie. Le temps de se colporter ici et là, et la rumeur tenait le maître d’œuvre de Bright Eyes pour mort pendant la nuit dans son hôtel parisien, donc futur locataire du Père Lachaise et potentiel compagnon de débauche du fantôme de Jim Morrison, dont on imagine que bien des nuits ont dues être longues, avec pour seule compagnie les restes de Casimir Périer et le squelette de Sieyès. La rumeur, cette fois-là comme beaucoup d’autres, avait fumé plus que sa part de peyotl et descendu un verre d’absinthe de trop, et le fantôme de Jim Morrison a continué à fumer son peyotl et à boire son absinthe seul dans son caveau du vingtième arrondissement, car Conor Oberst n’était pas mort du tout - ou alors s’il l’était, n’a pas aimé ça du tout et a, vite et bien, appris à singer la vie. Des fois qu’on puisse en douter, il a fini par se décider à le prouver, et à venir narguer sur son terrain de chasse la rumeur qui rode dans son dos et file se cacher dès qu’il se réveille de sa torpeur éthylique.
Bright Eyes revient sur son hypothétique lieu de sépulture d’un jour, grand soir s’il en est - et pas si étonnant que ça, au fond, de la part d’un type qui récemment s’est suffisamment intéressé à l’au-delà pour donner à son dernier-né d’album le nom d’une communauté de spirites en Floride, et y chanter qu’il est allé "jusqu’à Cassadaga pour parler avec les morts / ils ont dit "tu ferais mieux d’avoir l’air vivant". Plus pragmatiquement, Bright Eyes vient de sortir un EP et s’apprête à sortir un nouvel album (baptisé "Cassadaga", donc, du nom d’une communauté de spirites en Floride, deux lignes plus tard tout cela sent légèrement la redite) ; pas encore complètement à côté de la plaque, Bright Eyes se paie une tournée d’échauffement dans des petites salles avant que la machine infernale album/promo/tournée ne se mette en branle pour de bon. Une dizaine de dates aux États-Unis, une dizaine de dates en Europe, avec quelques encore-inédits-mais-plus-pour-longtemps dans les bagages, et le tour est joué. La date parisienne est l’avant-dernière, autant dire que la machine est presque en branle et que le groupe (un sextet, pour cette fois, c’est-à-dire une formation réduite eut égard à la jurisprudence relative aux effectifs Bright-Eyesiens) est plutôt bien rôdé. Conor Oberst, ses désormais officialisés comparses aux yeux qui brillent Mike Mogis et Nate Walcott, ainsi que le violoniste Anton Patzner, le guitariste Jake Bellows (officiant dans le civil chez Neva Dinova) et la batteuse Rachel Blumberg (Decemberist vétérante et déserteuse) investiront la scène du Café de la Danse plus tard dans la soirée ; en attendant, du côté des 360 et quelques spectateurs, ça papote, en anglais beaucoup, en français un peu, et ça attend gentiment la première partie.
La première partie, ce sera Malcolm Middleton, roux ami écossais du sieur Oberst (qui a beaucoup d’amis, surtout parmi les musiciens), et accessoirement ancien membre d’Arab Strap. Affublé de trois musiciens, le chanteur va déballer son lot de chansons simples et sans prétention, qui, n’en déplaise à Conor Oberst, sont plaisantes et sympathiques mais pas non plus franchement renversantes, même si elles sont tellement jolies et bien élevée qu’on a envie de les aimer très fort. On en retiendra surtout un drapeau écossais tatoué sur le flanc d’une Fender bleue, un We’re All Gonna Die introductif ainsi qu’un Fuck It, I Love You crié du fond du cœur. Et la leçon que, si le violon fait toujours son petit effet dans un groupe de rock/folk/pop /country-punk/electro-grunge/disco-glam/mort-metal (rayer les mentions inutiles), tout les violonistes, si doués qu’ils soient, ne sont pas Anton Patzner, et c’est d’ailleurs bien pour ça que c’est Anton Patzner, et non pas tout les violonistes, qui prendra la place de la musicienne de Malcolm Middleton et se chargera de faire feuler et pleurer le noble instrument dans le temps qu’il reste.
Anton Patzner, justement, il ne va pas tarder à en être question, et il ne va pas tarder à venir démontrer que non, le violon ne sert pas juste à tisser de jolies ambiances derrières les chansons mélancoliques, et que oui, c’est un instrument rock’n’roll, non mais oh. D’ailleurs, Anton Patzner est déjà en place et tient son instrument prêt pour les cascades qu’il va devoir enchaîner, comme les quatre autres musiciens recrutés par Bright Eyes. Manque plus que Conor, qui finit par rappliquer, l’air de rien (mais alors, vraiment de rien), empoigne sa vieille gratte fêlée et échange un regard avec le violoniste su mentionné qui envoie aussi sec l’intro de Four Winds. L’affaire est lancée, M. Oberst peut à partir de maintenant agiter à l’envi ses longs cheveux (qui n’ont, selon toute évidence, pas aperçu la silhouette d’un flacon de shampoing depuis le début de la tournée, si ce n’est plus) au rythme des tressautements du violon, des lamentations de la trompette ou des hululements du pedal steel, et envoyer valdinguer sa salive sur les fans transies des premiers rangs dès lors que ses lèvres butent un peu sur une consonne têtue. Certes, niveau glamour, on fait mieux, mais personne ne lui a jamais demandé d’être glamour (il y a fort à parier que cela serait pire) ; tout ce qu’on attend de lui et de son groupe, c’est de posséder suffisamment ses chansons pour qu’elles puissent les posséder et, du même coup, posséder le public. Or à ce niveau-là, les problèmes et leurs cortèges de doutes sont à peu près aussi présents que les flacons de shampoing de Conor Oberst, c’est-à-dire bien cachés, et depuis longtemps, si tant est qu’ils aient jamais existé.
Niveau setlist, délivré des obligations de présentations d’un dernier ouvrage, le groupe a pioché au hasard de son répertoire, sans toutefois tellement remonter le temps : quelques morceau de I’m Wide Awake It’s Morning, une poignée d’inédits histoire de rappeler qu’un album est sur le feu, et des extraits de l’EP Four Winds pour l’essentiel. Le ton est donné, plutôt country-folk, ce qui n’est pas fondamentalement surprenant venant de Bright Eyes, il faut l’avouer (que voulez-vous faire d’autre avec du pedal steel et du violon sur au moins la moitié des chansons, de toute façon ?). Les chansons se succèdent, mélancoliques ou enfiévrées, malheureuses ou pleines d’espoir, à peine perturbées par les changements d’instruments des musiciens ; le violon connaît quelques instants de répit lorsque son pétillant propriétaire l’abandonne pour s’emparer de la basse, Nat Walcott jongle discrétement entre ses claviers magiques et sa trompette, Mike Mogis remplit à merveille son rôle de multi instrumentiste polyvalent et indispensable, Conor Oberst troque parfois sa vieille et -on supposera- fidèle acoustique contre une fière guitare électrique noire et blanche qui clame à qui est assez prêt pour le lire "Hello Conor play me", et supporterait du coup certainement très mal d’être laissée pour compte. Assez discret au début (il préfére se cacher derrière un rideau de cheveux épais et emmêlés), Conor Oberst laisse échapper quelques "merci beaucoup" et autres "bonsoir" entre deux chansons, et finit par se laisser aller à se perdre dans ses divagations que même lui à l’air d’avoir du mal à suivre, du genre : "Cette salle me rappelle un amphi où j’aurai assisté à un cours sur les divisions cellulaires ; ce n’est pas une mauvaise chose, j’ai de bons souvenirs du temps où j’étais étudiant en biologie à l’Université du Nebraska... Euuh qu’est-ce qu’on allait jouer, déjà ? Ah oui, la chanson de Fantasia", avant d’entamer Cartoon Blues (le rapport entre cette chanson et Fantasia reste un mystère à élucider). Mais, raconter qu’il a écrit Middleman sous l’emprise du peyotl californien, ou qu’il est bien content de ne rien avoir à changer car la chanson qui vient est construite sur exactement sur les mêmes accords que la précédente ne m’empêche pas de se retrouver à chaque fois pile là où il faut dès qu’il s’agit de chanter les chansons en questions. Sa voix se brise ou s’adoucit, crache certains mots et en caresse d’autres, et sa main se fait plus ou moins brutales sur les cordes de sa guitare pendant qu’il revit chaque lettre de chaque syllabe de chaque mot de chaque phrase qu’il chante et réécrit des vers entiers tels qu’ils lui viennent, piégeant tout ceux qui, dans le public, connaissaient les chansons par cœur mais n’avaient pas prévu les modifications.
Les "anciennes" chansons passent à merveille, car il faut plus que quelques mots bouleversés par-ci par-là pour déstabiliser un public globalement conquis, et qui de toute façon a bien du mal à résister à We Are Nowhere And It’s Now, Old Soul Song, Make War ou un First Day Of My Life boosté par la basse et la batterie. Le monde est bien fait, les nouvelles chansons passent tout aussi bien, et les envolées de violon envoûtantes de Middleman font tout autant mouche que la naïveté pince-sans-rire de Cleanse Song. Le groupe à l’air particulièrement soudé et heureux d’être là, jusqu’à en oublier qu’il n’est pas en train de jouer dans la cave d’un copain, mais devant un public à plusieurs milliers de kilomètres de son local de répétition ; résultat, quand il se pique tout d’un coup de jouer une deuxième fois Yellow Datsun (reprise de Neva Dinova, le groupe du guitariste), parce que c’était amusant, et parce que M. Oberst a eu une soudaine envie de se mettre à la basse, mais n’a pas l’air de connaître parfaitement la chanson, alors il vaut mieux la refaire, et comme ça cette fois il pourra chanter un couplet sur deux, plutôt que de laisser tout le boulot à son comparse guitariste, on n’est pas sûr de vraiment comprendre tout ce qu’il se passe, ni même que les musiciens eux-mêmes le comprennent vraiment, d’ailleurs. Mais c’est pas très grave, parce que la chanson était fort bien, et qu’il faut de toute façon bien s’habituer à ce que le Conor en question n’en fasse jamais qu’à sa tête, parce qu’il n’a pas l’air près de changer ça.
Par contre chanson en double (et public pas assez chaleureux ? Ou groupe fatigué ?) signifiera rappel raccourci, donc d’un seul titre, qui commence par une joyeuse impro des musiciens qui attendent le chanteur, occupé à on ne sait trop quoi en coulisse (descendre un verre de whisky ? Passer un coup de fil ? Jouer les divas ?) ; ça ne nous change pas beaucoup, il aime prendre son temps, on l’aura compris. Mais il finit par rappliquer, et les six se mettent à déconstruire avec délectation June On The West Coast, une vielle complainte folk toute douce de mélancolie, en lui perfusant des distorsions, des martélements de batteries, des cris brisés dans le micro, et des échanges endiablés entre guitare et violon tels qu’on en vient à se demander lequel des deux instruments ressemble le plus à une guitare. Ayant savamment démoli lui-même une de ses propres œuvres, ce qui d’un point de vu esthétique autant qu’économique, est nettement mieux que de démolir ses instrument, le sieur Oberst confie sa six-corde au premier rang, lance quelques au-revoir et puis s’en va, jusqu’à la prochaine fois. Il n’est toujours pas mort, en tout cas.
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