Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Emmanuel Chirache le 15 juin 2010
paru en 1969 (Columbia Records) ; réédité en 2007 (Sony BMG)
Le sociologue allemand Wolf Lepenies n’a pas seulement un nom de bite, il a surtout développé une théorie selon laquelle les intellectuels inclinent à la mélancolie. Penseurs, ils ne rêvent que d’agir, et quand ils agissent, leur pensée se heurte à la réalité, au point qu’ils finissent par se trahir. Et paf, la mélancolie leur tombe sur le coin de la tête. Alors d’accord, Wolfie enfonce ici une porte ouverte : les intellectuels sont souvent tristounes, merci on savait.
Mais voilà qui nous intéresse tout de même. Car pour faire sérieux, il arrive au rockologue de se la jouer intello. Partant, il préférera un album sombre à un album rayonnant, il encensera une chanson triste plutôt qu’une joyeuse, il s’adonnera plus volontiers à une musique méditative qu’à une musique dansante. Oh, tout le monde ne montre pas les mêmes symptômes bien sûr, cependant il n’échappe à personne que l’album le plus réputé de Sly & The Family Stone reste et restera There’s A Riot Goin’ On, sans doute le plus désenchanté et stupéfiant (dans tous les sens du terme) du groupe. Dernier exemple en date, dans Rock&Folk le brillant Nicolas Ungemuth loue ce dernier au titre qu’il "évite comme la peste la béatitude collective et l’indulgence musicale et privilégie l’émotion, même s’il pue la défonce mortifère à dix mille kilomètres". Par béatitude, entendons joie de vivre, optimisme, espoir... quelle horreur.
Heureusement, certains prétendent encore, avec l’appui de Sylvester Stewart en personne, que Stand ! représente le sommet artistique de la bande. Certes, tout comme Arthur Lee, Sly Stone est un hippie noir et la panoplie des mots d’ordre de la communauté parsème tout le disque, depuis l’accomplissement de soi (Stand !) jusqu’à l’égalitarisme (Everyday People) en passant par la tolérance (Don’t Call Me Nigger, Whitey), la paranoïa (Somebody’s Watching You) et les drogues (I Want To Take You Higher). D’où l’impression de bluette hippie niaise qu’éprouvent quelques poseurs à l’écoute de l’album.
Parfaitement réédité avec des bonus-tracks moyennement intéressantes (exceptée Soul Clappin’ II qui se laisse écouter) et un texte de l’érudit Barney Hoskyns, Stand ! s’avère effectivement le dernier cri de ralliement hippie avant la débâcle, l’ultime chant d’espoir et du cygne avant que le désenchantement ne s’empare de la jeunesse occidentale dans les années 70 puis 80. Naïf, donc touchant. Parce que ça vaut toujours mieux qu’un nihiliste qui vous implore de vous suicider, pensant qu’il s’agit là d’une posture philosophique profonde. N’importe quel abruti peut en réalité lire Camus et clamer que la vie est absurde. Au final, c’est tout aussi naïf que l’utopie sixties, mais c’est plus con. Dans un contexte tendu entre Noirs et Blancs depuis l’assassinat de Martin Luther King et la montée en puissance des Black Panthers, Sly Stone s’obstine à vouloir rapprocher les deux communautés dans ses textes. Habité par un idéal de tolérance sans faille, même la lutte des classes ne trouve pas grâce à ses yeux. Avec Everyday People, il décrit toutes sortes de racismes, dont celui de classe : « There is a long hair that doesn’t like the short hair for bein’ such a rich one that will not help the poor one. » Des paroles pas si consensuelles qu’on ne croit pour une époque qui voit les conflits sociaux et raciaux augmenter.
De plus, contrairement à Imagine de Lennon, parangon de naïveté confondante sur fond de mélodie cul-cul, la musique de Stand ! assure un maximum. A commencer par celle du morceau éponyme, un petit bijou soul avec un final funky dévastateur, ajouté après que Sly eut "testé" le single en discothèque histoire d’observer la réaction du public ! Et puis il y a ce vers grandiose : « There’s a midget standing tall, and the giant beside him about to fall. » Traduction : "Il y a un nain qui se dresse, et le géant derrière lui est sur le point de s’effondrer". Autre réussite, le sexy I Want To Take You Higher préfigure le funk progressif des 70’s et entraîne l’auditeur dans une géniale débauche de sons et de sens servie par des musiciens fantastiques, Larry Graham à la basse, Gregg Errico à la batterie, Freddie Stone à la guitare... Un chouia moins somptueuses, Somebody’s Watching You et Sing A Simple Song contribuent allégrement à la bonne humeur du disque, tandis que le méga hit Everyday People en constitue un parfait condensé : paroles pleines de bons sentiments, musique entraînante, mélodie simple qui trotte dans la tête, groove impayable. Enfin, Sly s’adresse à la communauté noire à travers le fort sympathique You Can Make It If You Try, qui vient conclure une série de titres époustouflants.
En revanche, le jam interminable (13 minutes instrumentales !) intitulé Sex Machine et le monotone Don’t Call Me Nigger, Whitey montrent les limites du petit génie de la soul et du funk. Ce qui nous rappelle qu’il existe des artistes soul autrement plus profonds que Sly & The Family Stone et des musiciens de funk largement plus puissants. L’originalité du groupe provient finalement de ce mélange unique du rock avec les musiques noires des années 60, au fond duquel viennent se déposer comme des précipités chimiques le psychédélisme et les thématiques hippies. Le résultat ne laisse pas d’impressionner, qu’il soit enthousiaste comme sur Stand ! ou glauque comme sur There’s A Riot Goin’ On. Pour des raisons d’humeur personnelle, on préférera le premier au second. Après tout, n’en déplaise à Monsieur Ungemuth, la joie est aussi une émotion.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |