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mercredi 15 avril 2015
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par Psychedd le 25 juin 2005
sorti le 22 novembre 1974 / Produit par John Burns et Genesis / Enregistré au studio mobile Island aux Pays de Galles, remasterisé à Abbey Road et The Farm / Pochette : Hipgnosis.
The Lamb... est de ce type d’album que l’on n’arrive pas à aimer ou que l’on aime d’une manière inconditionnelle. Pas vraiment de choix entre ces deux solutions.
Les fans de Genesis ont dû être surpris en le découvrant à l’époque, jamais le groupe n’avait atteint une telle modernité. Ils les avaient quittés dans l’Angleterre victorienne de Selling England By The Pound, ils les retrouvent à New York, Peter Gabriel ne ressemble plus vraiment à un pierrot lunaire phosphorescent ayant eu un problème capillaire grave. Il est Rael, petite frappe portoricaine de Broadway, il a tous ses cheveux et il porte des jeans. Si c’est pas un bond dans l’ère moderne ça ?
Depuis 3 ans maintenant, Genesis connaît un vrai succès, d’abord en Italie, pays très amateur de rock progressif à l’époque (selon Phil Collins, le pays à qui ils doivent tout). Puis dans leurs propres terres anglaises et enfin dans toute l’Europe.
Genesis combine plusieurs types de talents. Le talent musical tout d’abord, Steve Hackett à la guitare, Tony Banks aux claviers, Mike Rutherford à la basse et Phil Collins à la batterie.
Puis le talent narratif qui est plus le domaine du chanteur Peter Gabriel. Entre une histoire de boîte à musique hantée par un spectre lubrique, il y a l’Apocalypse, les scandales immobiliers et les modifications génétiques qui en découlent. Et parce que raconter ce genre d’histoire planté devant le micro, sachant que le groupe est aussi remuant qu’une colonie de sardines en conserve (Steve Hackett joue assis) et qu’au final, aucun d’entre eux n’a encore un charisme vraiment transcendant, Gabriel décide de faire le show. Les déguisements bizarres, presque flippants, défilent ; attaché à un harnais, il voltige dans les airs (et frôle la catastrophe plusieurs fois), il se rase le crâne de manière... étrange et se maquille dans le but d’effrayer les spectateurs. Très vite, l’attention se focalise sur lui, il est considéré comme le leader par le public et les médias. Sauf que dans le groupe, ses déguisements lassent, cette débauche d’effets agace et, curieusement, ça commence aussi à peser sur Gabriel.
En 1974, l’idée de concept album est unanimement choisie par le groupe et chacun propose une histoire. Peter Gabriel sait que c’est la sienne qui sera prise, il le veut, il a déjà toutes les idées.
Lors de leur précédente tournée, ils étaient allés aux USA. Là-bas, Gabriel observe les gens, les mœurs, il découvre un univers tellement différent de celui de sa bonne vieille île. Et il n’aime pas trop ce qu’il y voit. Pourtant cela l’inspire pour The Lamb..., et il va placer l’action à Broadway, le lieu de toutes les illusions. Son héros sera Rael, un jeune portoricain qui erre dans New-York et qui va vivre des aventures incroyables.
Si lui se charge des textes, les 4 autres s’occupent de la musique, librement (bien que le chanteur en compose aussi une bonne poignée).
Ils commencent à répéter et tout se passe bien, l’inspiration est au rendez-vous...
... Bien que des tensions se fassent sentir au sein du groupe. Tensions accentuées par un Peter Gabriel qui vit un moment difficile entre son bébé nouveau-né qui risque de ne pas s’en sortir et un projet hollywoodien avec William Friedkin (L’Exorciste) qui n’aboutira jamais.
Sans oublier son abandon momentané du groupe...
Mais puisqu’il n’a que ça à faire, Peter Gabriel revient vers Genesis, un peu malgré lui, pour commencer à vraiment bosser sur le disque. Mais déjà, quelque chose a changé pour lui, il sait que l’aventure touche à sa fin.
Il livre ses textes à ses collègues et devant la masse de compositions écrites, il est décidé que l’album sera double. Ils entrent en studio aux Pays de Galles et très vite, ça tourne à l’horreur. Trop de travail et un chanteur absent puisqu’il passe toutes ses nuits à l’hôpital auprès de sa femme et de sa fille. Quand la vie de l’enfant n’est plus menacée, il faut finir l’album et ça ne déborde pas d’enthousiasme.
L’album est mixé et le NME écrit un article de deux pages sur Peter Gabriel où l’on peut voir les photos du nouveau look du chanteur, cheveux courts et petite barbiche. Il y mentionne leur prochain album et déclare qu’il sait déjà à quoi s’attendre : à l’incompréhension des critiques.
Le 22 novembre 1974 quand le disque sort, il y a effectivement peu de monde qui comprend. Même certains fans s’y perdent un peu. Ca passe mal, l’album est dur à avaler tant il est dense, peut être trop en avance sur son temps. La violence latente des débuts est ici déballée au grand jour. L’album est énergique, les chansons, qui ont un format plus pop (4-5 minutes au lieu de 15 minutes), permettent d’aborder plus de thèmes et d’ambiances.
Et surtout l’histoire créée par Gabriel vire à la psychopathie sévère. On a déjà parlé des chansons précédentes et des personnages qui les hantent. Là, c’est un album entier qui est peuplé de créatures difformes, de porcs-épics et autres merveilleuses atrocités sorties du cerveau légèrement dérangé du chanteur.
Il est temps d’attaquer la bête...
L’histoire commence un matin, à Broadway, Rael sort du métro, The Lamb Lies Down on Broadway. Gabriel plante le décor de l’aventure, la vie urbaine, à l’heure où tout s’agite, quand des gens vont se coucher, tandis que d’autres se lèvent, la violence qui ne semble plus surprendre personne.
Rael sent quand même qu’un truc cloche quand il voit un agneau en sang étendu au milieu de la route.
Peut-être pour rappeler la réinterprétation de l’Apocalypse dans le morceau Supper’s Ready, il en tire l’élément de l’agneau et de son rôle décisif dans la suite des événements.
Car forcément, ça bouleverse légèrement la vie de Rael qui se retrouve happé par un mur sorti de nulle part.
Peut-être pour expliquer le pourquoi de ces hallucinations, ou alors pour brouiller les pistes, Gabriel fait une allusion directe à l’usage de drogues, dans la chanson Broadway Melody of 1974 :
"And as the song and dance begins
The children play at home...
... with needles, needles and pins"
C’est bien de cette violence dont on parlait plus haut. Et à vrai dire, la cruauté n’est pas très loin. Une cruauté envers le héros lui-même, il est parti pour vivre tant d’épreuves qu’on vient à se demander si Gabriel ne serait finalement pas un peu sadique...
Car après l’apaisement de Cuckoo Cocoon, Rael se réveille malade, dans une grotte, comme enfermé dans une cage.
In the Cage est un des passages forts de ce disque. Les paroles sont très inspirées (ou obscures, c’est au choix). Tout commence en douceur, puis le rythme s’accélère, mené par la batterie de Phil Collins. Rael est pris au piège, il panique, il supplie :
"Get me out of this cage !"
Courte apparition de John, le frère de Rael qui pleure du sang et qui semble quelque peu lobotomisé, puis notre héros se retrouve jeté dans le vide. Et il se rappelle son passé de vandale : "I don’t care who I hurt". Sympa le garçon...
Et comme c’est un petit coquin, il se rappelle aussi ses premières conquêtes et comment il testait les trucs qu’il avait lu dans un livre érotique. Lors des concerts, des diapos extrêmement suggestives étaient projetées derrière le groupe. Parce qu’en plus de faire de la musique, Genesis donnait des cours d’éducation sexuelle. En 1974...
Arrive l’une des plus belles chansons de l’album entier... Un peu le tube du disque en somme.
Après la tension de In The Cage, on est ici dans un enfermement plus résolu. Comme si se battre était devenu inutile. Tandis que Rael marche le long d’un corridor, sur une moquette rouge, en agneau bien sûr, il voit des êtres étranges rampants au sol, The Carpet Crawlers. Ils vont vers une porte en bois, hop, refrain, "We’ve got to get in to get out". Bref, Rael ouvre la porte, et il se retrouve comme un idiot au milieu d’une pièce... Une pièce de 32 portes, dont une seulement est celle de la sortie.
Rael, frôle la dépression et à ce stade, il est carrément résigné... Qui croire dans tout ça ?
Et voilà comment le premier disque s’achève sur une note de désespoir.
"I’d give you all of my dreams, if you’d help me,
Find a door
That doesn’t lead me back again
Take me away..."
Changement de disque, changement d’ambiance. Lilywhite Lilith sonne un peu comme un réveil, comme quoi Genesis peut faire du rock. Une introduction efficace et énergique à la suite des événements.
C’est l’heure de la rencontre avec la Mort. Encore un thème cher à Genesis, sauf que cette fois, plutôt de l’évoquer, il vont lui trouver une incarnation. Avec une bonne dose d’ironie et sur une musique vraiment "tubesque", la Mort devient un anesthésiste supernaturel.
Et bien entendu, ce n’est qu’illusions pour Rael qui, au final, n’est pas prêt de mourir et qui parvient à s’engouffrer dans une ouverture dans le mur.
En se laissant guider par son odorat, il se retrouve dans une pièce magnifique avec une piscine. Et nageant dans la piscine, des lamias. 3 créatures mi-femmes, mi-serpents qui , elles, sont issues de la mythologie grecque, autre thème déjà utilisé par Gabriel.
Sous le coup de l’émotion, Rael exécute le strip-tease le plus court du monde et plonge nu dans l’eau rose où il se fait vampiriser par les trois créatures. Sauf qu’elles meurent à la première goutte de sang avalée. Ca devient franchement tordu quand le héros décide de les manger, une image un peu choquante de possession complète de l’autre, peut-être un symbole de l’acte sexuel. Car Rael est resté assez secoué par le frotti-frotta dans la piscine et toute cette scène se déroule sur une musique qui filtre l’érotisme et la violence de la situation. Une ambiance sereine se dégage et on serait presque dans le tout bon si la suite n’était pas un morceau new-age avec évocation de l’océan. Suivi par une autre expérience déjà plus réussie, The Colony of Slippermen, une petite pièce bruitiste et un peu japonisante.
Le rythme s’accélère d’un coup avec The Arrival, et voici le personnage le plus barré de toute l’histoire du groupe qui apparaît : Le Slipperman. Rael en découvre une colonie entière et apprend qu’ils ont tous été transformés après avoir mangé les lamias. Il n’en mène pas large le héros, car être un Slipperman implique qu’il faut aimer avoir le corps déformé et couvert de maxis-testicules mutants, sans oublier une libido frôlant la nymphomanie et un appendice viril extrêmement développé .... Qu’il faut couper et mettre dans un tube en plastique jaune (attaché autour du cou) si on veut retrouver un semblant de visage humain (et une activité sexuelle normale). Réapparition de John, le frère de Rael, avec qui il va chez le docteur Dyper.
Notre héros n’a pas peur, c’est un gueudin et pourtant il est prévenu :
"The Doktor :
Understand Rael, that’s the end of your tail.
Rael :
Don’t delay, dock the dick"
Avec son petit tube jaune en plastique, Rael n’a pas l’air malin. Il a même l’air très bête quand un corbeau géant s’empare de son membre. Alors qu’il demande de l’aide à John, ce dernier le plante sur place et notre pauvre héros court dans les cailloux tout seul, là où l’oiseau le guide, près des rapides et d’une grande chute d’eau... Où il lâche le tube et quand Rael arrive, il ne peut que le voir partir dans les remous du courant (et pardon pour le mauvais jeu de mot, mais il a un peu les boules).
On arrive à The Light Dies Down on Broadway, le morceau imposé par Gabriel à la fin de l’enregistrement, et qui permet de faire un lien. Comme si tout revenait au calme et la normalité tandis que des images du passé refont surface, l’odeur acide des bombes de peinture. Sauf que Rael ne fera plus jamais tout ça, il a changé. Il a tellement changé qu’en apercevant son frère se noyer dans une gorge, il préfère oublier ses abandons à répétition et plonge pour le sauver.
Nouvel intermède musical mené par les claviers de Tony Banks, puis tout s’arrête.
Une guitare acoustique se fait entendre, lointaine et bien que le titre (In the Rapids) aie l’air d’annoncer du mouvement, on est ici plongé dans le plus grand calme. Rael est résolu, il s’accroche à son frère, mais pas vraiment à la vie. Il est faible et toute trace de lutte qu’elle soit intérieure ou extérieure a disparu de lui. Tandis que l’eau se calme et que le danger s’éloigne, la tension augmente insidieusement. Le ton monte pour atteindre l’emphase finale.
Une fois sur la rive, Rael attrape John pour le sortir de l’eau et découvre avec stupéfaction que le visage qu’il voit, c’est le sien.
Rael est John, Rael est tout, Rael est it. Après tant d’épreuves, tant de souffrance, Rael a découvert autre chose (l’amour ?) qui devait être en lui, mais qu’il devait découvrir.
Gabriel nous emmène carrément dans l’hindouisme et le bouddhisme, puisque la notion de it, de "ça", quelque chose qui est en nous et autour de nous et qui nous relie à une puissance universelle et infinie, est au centre de ces philosophies.
"it is here, it is now ", le temps est aboli, Rael se dissout dans l’ensemble et connaît l’illumination.
"it is Real, it is Rael ".
Gabriel prend tout ça à l’humour et renverse la situation sans qu’on s’y attende
"And if you think that it’s pretentious, you’ve been taken for a ride"
Car c’est peut-être le principal problème avec Genesis. On les trouve prétentieux alors que comme le dit le chanteur en guise de conclusion :
"‘Cos it’s only knock and knowall, but I like it"
Et non content de parodier une chanson des Stones, Gabriel fait un gigantesque fuck aux critiques et aux détracteurs du groupe. En transformant rock and roll en knock and knowall (des coups et des je-sais-tout), et en affirmant qu’il aime ça, il montre que Genesis est doué d’un humour subtil et bien plus que de la prétention, d’une naïveté un peu malsaine.
Une fois l’album sorti, le groupe part en tournée et Gabriel épuise ses dernières forces. Peu de temps après, il annonce son départ du groupe (qui ne lui en veut pas, ils sont tous restés de bons potes) et la suite est bien connue.
Jamais plus Genesis n’atteindra une telle flamboyance, les deux albums suivants resteront dans la même veine, puis la débâcle commerciale, tandis que Peter Gabriel se plongera dans une carrière solo intéressante et dans la world-music avec passion et parfois, peu de réussite...
En fait, que l’on aime ou non Genesis, The Lamb est un album tellement à part dans la discographie du groupe, que chacun pourra y trouver quelque chose. Ce n’est peut-être pas une bonne porte d’entrée pour découvrir les albums précédents, mais c’est album unique qui se suffit à lui même. On peut aimer The Lamb sans forcément aimer Nursery Cryme ou Foxtrot...
Il n’est pas plus aisé de l’écouter après tous les autres, mais si l’on s’accroche, l’écoute devient plus facile, très vite. Une fois qu’il est accepté, le disque coule tout seul et de nouveaux éléments apparaissent peu à peu, la musique se fait de plus en plus subtile, bien que variée et complexe.
Bien sûr, c’est un album que l’on savoure encore plus si on s’intéresse aux paroles, car un sommet de la narration a été atteint. Aucun détail ne manque, sans que l’ensemble ne souffre de longueurs. C’est quand même dur de compiler une histoire complète (et quelle histoire !) dans des morceaux de 4-5 minutes principalement...
Dommage que ce petit OVNI soit si méconnu ou mal aimé... Je n’aurai pas eu besoin de tout raconter...
Elle est où l’aspirine ?
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