Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Lazley le 28 avril 2009
Évoluant à des strates vertigineuses, dernier ensemble en date à avoir pulvérisé le metal pour l’ancrer dans un parti-pris musical fiévreux, Tool est comme son nom : puissant...
Épiphanie polyrythmique oui, dépucelage sonore non !
Je me suis souvent demandé à quoi pouvait bien servir ce bruit outrancier, explose-baffles et (il faut bien l’avouer) rarement intéressant que l’on appelle metal. Lors des primes instants de mon initiation aux décibels, je vomissais le moindre surplus de larsens, que je traitais en véritable pollution sonore...
Jusqu’à ce que je tombe sur des expressions pures et simples de violence créatrice (Black Sabbath, Slayer,...), donc. Ces évadés d’asile, poursuivant un but des plus terrifiants mais pertinent qui soient,(j’entends par là le viol complet de toutes les synapses auditives de votre foutue âme)se mirent à prendre d’assaut mes tympans, tançant mes nerfs à grands renforts de riffs crépusculaires, tempos de colibris stéroïdés, et j’en passe... Cependant, bientôt ravi de compter en mon vécu cette expérience et endurance aux climats sonores les plus extrêmes (ce qui ne s’acquiert pas en allant baver d’inanité devant une moitié de Floyd à l’agonie, croyez-moi), je m’aperçus que quelque chose merdait...
Le problème fondamental du metal (heavy, death, speed, trash, etc...)m’apparut alors : ce truc entretenait depuis trente ans un culte de la servitude, rassemblant des cohortes de fans qui, du Zeppelin à Korn, semblaient se prosterner et s’offrir en sacrifice sur l’autel des Marshalls. Désemparé, croyez bien que je l’étais : fervent défenseur d’une musique libératrice sinon du quotidien (mais ça on ne s’en échappe pas, on l’affronte et on le knockoute), des schémas bornés que ressert l’esprit s’il n’est pas secoué un minimum, je me préparais à balancer aux chiottes ma collec’ d’œuvres métallisées, noyant dans le tourbillon clapotant de la chasse mon désespoir d’auditeur lâchement dupé.
C’est alors que, réexaminant le cas du metal moderne une dernière fois avant de le maudire pour l’éternité, trois cas attirèrent mon attention. Trois groupes, qui semblaient rompre avec des décennies d’asservissement du fan moyen, pour proposer, chacun à leur manière, un renouveau de la chose metal. Fantômas, par son rictus free-metal et la pure démence de ses membres ; System Of A Down, par son cocktail chœurs beatlesiens/délires bulgaro-arméniens/ binaire dadaïste (avec cette touche de Zappa en guise de tranche de citron moustachue)...
Et Tool, présent sujet de cette rubrique, qui porte le terme d’ "exploration" au-delà de terres infranchissables pour le commun des hardos. Si vous ne me croyez pas, lisez la suite !
L’histoire de Tool, pour peu qu’on puisse réellement la qualifier d’ "histoire", demeure encore aujourd’hui, plus de quinze ans après son apparition fracassante, teintée d’un gris vaporeux d’où ne subsiste que la musique du groupe.
Puisqu’il faut bien commencer quelque part, partons donc de 1988. Le lieu ? Los Angeles, théâtre (comme toujours ?) de délires musicaux et de contradictions sans pareilles. Enfin, à l’époque, disons que les contradictions se font la part belle... Hollywood et sa périphérie vivent en cette fin d’eighties sous le règne de deux brontosaures surcocaïnés : Motley Crüe, tas de glammsters permanentés et sans la moindre parcelle de talent (d’où les kilos de rimmels, qui masquent très bien l’intérêt anecdotique de Vince Neil & co., maîtrisant à la perfection l’enseignement de Kiss), et les Guns N’Roses qui, après une bombe hard tout en riffs cradingues, lyrics salaces et solis rotatifs (le bien nommé Appetite For Destruction), filent droit vers la défonce sans retour et les caprices de starlettes (Axl Rose, les dauphins, le tabassage de girlfriend, ça vous dit rien ?).
En marge des excès en tous genres de ces énormes machines à stades, fourmille une nouvelle scène indé barjo à L.A et alentours : les Red Hot Chili Peppers cohabitent avec Jane’s Addiction, Kyuss se taille une réputation de légende underground en sillonant le désert californien, et Rage Against The Machine voit le jour dans la tête chauve de Tom Morello. Le guitariste-bidouilleur se lie d’amitié avec un autre gratteux taciturne, spécialiste en effets spéciaux et mise en scènes déjantées (notamment responsable "fx" de Jurassic Park et Terminator 2), natif d’Illinois, et répondant au nom d’Adam Jones.
Jones, passionné d’arts picturaux en tous genres, développe à l’époque ce jeu démentiel encore irreproduisible aujourd’hui : tentant de créer un son imagant ses dessins, sculptures et idées, il s’aventure vers des résonances qui vont bientôt, plus ou moins malgré lui, révolutionner le metal. Conscient que son projet picturo-musical ne peut prendre forme sans l’aide d’un véritable ensemble dévoué à une œuvre tant sonique que spirituelle, Jones parcourt les bars, ruelles et clubs étranges de L.A, à la recherche de camarades de jeu.
Secondé par Morello, très au fait du milieu indie du coin, Jones vient à rencontrer un beau jour de 1988 un type étrange, au physique aussi anguleux que son nom : Maynard James Keenan. Le gars dit être vocaliste à ses heures, parallèlement à son job de designer. Ayant roulé sa bosse dans son Ohio natal avec quelques groupes locaux (Fingernails, TeXans...), ce Keenan est emballé par les expectations artistiques de Jones, et se joint à lui.
Recrutant un bassiste un rien déguingandé (presqu’un pléonasme à l’époque,suffit de reluquer les dégaines de Duff McKagan ou de Novoselic) répondant au doux blaze de Paul d’Amour, Jones et ses nouveaux potes débauchent Danny Carey, un vendeur de cassettes et occasionnellement batteur pro au profil titanesque (frôlant les deux mètres, bras épais comme des poutres, genre "Samson revenu chez nous") dont Morello, toujours à l’affût de talents azimutés, vante les capacités de cogneur irréel. À présent au complet, et baptisé Tool par Jones, qui voit sa musique comme un outil transmettant les bruits & images qui lui traversent l’esprit, le groupe répète intensément un set d’une dizaine de morceaux, avant de partir sur les routes en 1991, ouvrant pour Faith No More, le Henry Rollins Band, Rage Against The Machine ou Fishbone. Keenan donnera une vision plus pimentée du nom du groupe ("C’est une grosse bite[...]une clé anglaise. Un facteur creusant pour trouver tout ce qui doit être trouvé").
De clubs en bars, de scénettes en salles moyennes, Tool s’impose rapidement comme une curiosité assourdissante, parfaitement résumée sur l’ EP Opiate, qui sort en 1992 sur Jive Records. Composé de quatre titres studios et deux lives, Opiate dénote déjà des obsessions naissantes du groupe : artworks mélangeant graphismes axés "perception" et cours de dissection, et un contenu qui laisse d’entrée pantois. D’ordinaire, le premier effort studio d’un groupe sonne comme les premiers mots d’un bébé : balbutiant, brouillon, augurant de bonnes choses mais demeurant trop mal dégrossi pour vraiment rester dans les mémoires. Opiate, s’il est loin du niveau des futurs travaux du groupe, impressionne déjà. Parce qu’on y ressent plus que les symptômes d’un très grand dessein (ou devrais-je dire "dessin" ?), parce qu’il comporte déjà quelques titres qui ne lâcheront plus Jones, Keenan & co. jusqu’à aujourd’hui. Hush surtout terrifie : nous sommes en 1992, et déboule cette intro de basse directement importée des tréfonds du cerveau humain, drivée dans l’instant par un break olympien signé Carey, avant que Keenan n’envoie un "fuck you !" plus-que-martial... On a beau chercher, même dans les méandres grunge les plus cloaqueux (Alice In Chains) ou les trash-metal bands ultra vindicatifs (Mayhem), on ne distingue autant de "puissance".
Bon, ça y est. J’ai lâché le mot... Voilà la principale originalité de Tool, déjà fort explicite sur Opiate (le titre live Cold And Ugly, où Keenan assomme littéralement le public de son timbre subatomique) : se colleter avec l’idée de puissance musicale, d’une façon extrême mais variée, envoûtante, histoire de propulser le metal vers des sphères qu’on lui croyait à tout jamais inaccessibles... Histoire de le sortir des impasses où semblent alors l’avoir jeté les tenants du genre, de Metallica (en panne d’inspiration depuis 1989) et toute la vague des satanico-death-truc norvégiens, quoi. Je ne vous ferai pas le coup du tant attendu "Tool a donné ses lettres de noblesse à un métal qui peinait, plombé depuis sa naissance par les clichés signés circus pyrotechnique/ démo débridée d’ados éjaculateurs soniques/ riffs trouvant rarement nouvelle jeunesse depuis les premiers accords charognards de papa Tommy Iommi"... Avant que le décorum les rattrapent, Slayer ou Metallica avaient déjà ouvert des voies vers une sorte de métal intelligent, surprenant et assassin.
Mais Tool dynamite carrément, jusque dans ses textes, (mysticisme iconoclaste signé Keenan, féru de concepts occultes cramés), les rebords rétrécissants du genre, pour bâtir de nouvelles routes piégées, retorses mais menant à une quasi infinité de possibilités...
Exemple :
"The sun is burning hot againOn the hunterAnd the fisherman,And he’s trying to remember when,But it makes him dizzy.It’s the way you whisper.It drags me underAnd takes me home."
Extraites de Sweat, premier titre d’Opiate, et donc premier titre de la discographie toolienne, ces paroles bien allumées pour l’époque (où le mal-être adolescent, imagé ou non, revient au goût du jour, traité avec plus ou moins de réussite par le Seattle Sound). Si l’on distingue une éventuelle évocation d’une altération physique (Keenan se dit "dizzy", soit pris de vertiges, d’un tournis incontrôlable dans le contexte de la chanson), l’accent est bien plus mis sur une étrangeté aérienne, une SENSATION (et non pas un sentiment, qui fait appel à une sensibilité, réceptacle aux interprétations, détournées de l’émotion pure par le tourbillon des souvenirs, représentations et images du cerveau... Pour résumer, Keenan fait jaillir ses textes de ses cellules, les arrache de leur giron romancé, ultra-sentimentalisé, pour décrire des évènements uniquement perçus par sa sensitivité, comme si le coeur dictait lui-même, à renforts de flux sanguins et de pouls signifiants, le trajet des imprécations du chanteur).
Petit aparté : ce sera la seule "analyse" des lyrics de Tool que je me risquerais à esquisser. J’en reparlerai plus tard, mais le groupe entretient un tel hermétisme à propos des concepts, idées et théories farfelues qui l’entourent (et qu’il véhicule volontiers, peut-être comme Lennon déclarait "Si vous écoutez Sgt. Pepper... à l’envers, en faisant le poirier, vous entendrez des choses bizarres" pour se moquer des analystes et interprètes de tout poil), qu’il apparaît franchement fumiste de prétendre expliciter et disséquer des textes volontairement obscurs... Je me contenterai d’aborder à partir de maintenant (car le songwriting de Keenan ne va pas aller en se simplifiant, croyez-moi) l’aspect général de ces textes, l’évolution des tendances keenaniennes en somme...
Mais reprenons : enchaînant les tournées interminables, le groupe, signé fin 1992 sur BMG, s’attelle à la mise en boîte d’Undertow, qui sort le 6 avril 1993. Étrangement, Undertow tranche net avec la brutalité savante d’Opiate. Alors que l’option "transcrire l’énergie du live" est mise de côté, Tool commence sa longue marche vers une musique complexe, faite de paradoxes, de latitudes/décibels parcourus à des vitesses déconcertantes. Pour autant, le résultat n’en est pas amoindri ; l’album distribue un lot de bourre-pifs épais comme une division de tanks, feinte, esquive, serpentant des mélopées écaillées, puis attaque à nouveau, bourdonnant sans relâche. De ce premier LP, on retiendra les frappes chirurgicales que sont Prison Sex (Jones accordé en "dropped B" !! Soit une première corde en si grave pour 5 autres accordées en mi... Ce qui, pour résumer, fait du guitariste comateux une sorte de fossoyeur lettré du riff, qui rebondit, telle une boule de plomb géante sur les parois de vos oreilles), Sober (premier hymne du groupe, basse hérissée, accords apocalyptiques...), ou Bottom (sur lequel Henry Rollins vient faire un tour de "spoken words" musclé et impérial). Le metal arabisant de 4° préfigure les prochaines expérimentations, et les 15 minutes de Disgustipated mélangent tout et n’importe quoi, bousculant sévère.
Bref, un cocktail barbare, traversé par les vocaux du Keenan Mark I. S’égosillant, l’étrange bonhomme
sculpte déjà ce style qui éclatera plus tard, donnant enfin corps à son talent : timbre parfois éthéré, glissant de murmures recueillis en rugissements féroces, le tout nappé d’un écho multimodal sombre. Désormais lancée par le succés de Undertow et les remous provoqués par les clips de Sober et Prison Sex, tous deux réalisés par Jones, la machine Tool entame une nouvelle tournée, culminant au Lollapalooza, où le jeu scénique possédé et les compos "diamants noirs" du groupe impressionnent les quelques dizaines de milliers de festivaliers. Pourtant, la bande à Jones ne semble pas satisfaite de ce succés populaire, se sentant mal desservie par un managment vendant Undertow comme un tas de bruit de plus, direction "cibler le kid en mal de violence et de grosses sensations". En interview, Jones joue les évasifs quasi muets, et Keenan se fond dans un mélange de moquerie hautaine,et de charabia conceptuel volontairement obscur.
Tournant jusqu’en 1994, Tool tombe ensuite dans un mutisme absolu, d’où ne filtre que l’annonce du départ officiel et "amical" de d’Amour en 1995. Silence donc, jusqu’à cet été 1996...
Le 1er octobre 1996, sort Aenima, bestiole propulsant Tool vers des stratosphères où il continue de flotter depuis. Considéré par beaucoup comme l’inaltérable masterpiece du groupe, il transcende les promesses d’Undertow, en ce sens que les quatre fous pondent ni plus ni moins une nouvelle planète musicale, peuplée de sonorités foisonnantes et de prières à l’impossible. Comme soudainement révélées, les prérogatives tooliennes explosent sur tout l’album. Des singles combinant riffs sortis d’un nulle part colonisé par Jones, vocalises litaniques et épanchements thoraciques de Keenan, polyrythmies cyclonesques de Carey (la chanson Aenema, Stinkfist ou Forty Six & 2, ou quand Tool impose sa définition de la chanson aux radios mondiales : 5 minutes de voyage à l’épicentre du corps, rêves décibellisés et transe des fluides de la pensée)... Des intercalaires azimutés (Intermission, mini-orgue de carnaval, Cesaro Summability et ses pleurs de bébé, Die Eier Von Satan, recette de cuisine déclamée en allemand sur des bruits de bottes battant le pavé, Ions et ses fils électriques dénudés, ...)... De grandes pièces dont on sort perdu (Pushit, vrille immolée, ou Third Eye, ode à l’expectation insensée)... Des thèmes entremêlant hommage aux dingues en tous genres (Third Eye, dédié comme le dos de la pochette de l’album à Bill Hicks, célèbre agitateur ricain prônant l’usage artistique du LSD mort début 1996, que l’on entend lancer "si vous ne croyez pas que les drogues ont fait de bonnes choses pour nous, rentrez chez vous, prenez vos cds, vos peintures, vos livres et vos films, et brûlez-les... Parce que vous savez que tous les artistes qui ont fait ça étaient vraiment putain de perchés !")...
Une expérience jusque dans l’artwork de l’album : pochette holographique, où apparaissent sporadiquement des contours fantômatiques ("anima" signifie "esprit" en latin ...), omniprésence de l’œil, fausse discographie de 15 albums aux noms biscornus inventée par le groupe ... Dès sa sortie, ce machin inégalé suscite des centaines de rumeurs philo-politico-spirituo-barjots, soutenues par l’univers pictural inédit, abscons et étrange des clips de Jones, mettant en scène des créatures humanoïdes vacillantes, se mouvant dans des ruines mécaniques, accomplissant des rituels décalés... Les membres du groupe n’apparaissant jamais dans leurs vidéos.
Il est probable qu’Aenima soit autant un bras d’honneur alambiqué adressé au cirque médiatique en général (Hooker With A Penis, foutage de gueule ultra-violent des fans surexcités) qu’une recherche fouillée sur de nouvelles voies musicales. Quoi qu’il en soit, Tool devient avec Aenima le cauchemar des analystes. Il n’est pas difficile de s’imaginer le reporter, s’explosant la tête sur son bureau "RAAAAAAHH, MAIS QU’EST CE QUE C’EST QUE CETTE MUSIQUE ???". Alors ? Metal philosophique ? Prog ultra-moderne ? Free-metal ? Plat de champis au mercure ? Tout le monde s’embourbe, et Tool, fort du succés d’Aenima, repart dans une tournée triomphale, complétant son jeu de scène "transcendantal" (Keenan s’incarnant dès lors en "danseur-visage", peinturluré de signes étranges, presque nu, se contorsionnant, dans des soubresauts irréguliers) de visuels réalisés par Jones, ajoutés aux clips. Le nouveau bassiste, Justin Chancellor, fait plus que se fondre dans le colossal objet : à grands coups de graves, son jeu marécageux et ultra-technique simpose comme complément indispensable aux stridences malades/riffs six-pieds-sous-terre de Jones.
Parenthèse instrumentale : de même que ses influences progressives, Tool organise son jeu autour d’un axe guitare-batterie (là où 90% des groupes de la planète usent du bassiste et batteur comme points de repères rythmiques), qui donne lieu à deux schémas dominants ; une symbiose fûts tentaculaires/six-cordes démente, et une désolidarisation totale du rythme de Jones et de celui de Carey... Ça vous donne une idée du choc que peut ressentir notre battement de pied binaire ou notre tapotement de mains (on ne PEUT PAS pogoter sur Tool !), réflexe qui nous est tous familier.
Aenima est le premier album du groupe à proposer cette architecture complexe, impulsive et extrême, celle-là même que subit le Lollapalooza 1997, où culmine l’intensité du nouveau Tool, désormais tête d’affiche dirigée par un Keenan dont la gestuelle captive et déroute toujours plus. S’ensuit une nouvelle période d’atonie créatrice, dont profite Keenan pour aller batifoler dans les charts à la tête d’A Perfect Circle, super-groupe métalloïde un rien aseptisé réunissant entre autres Billy Howderel (ingé guitare chez Tool) et le futur Queens Of The Stone Age, Troy Van Leuuwen. Keenan expliquera, après la sortie de Mers De Noms (premier opus d’APC) en 2000, que ce groupe symbolise la "partie féminine, hémisphère gauche" de sa recherche musicale, en complément de Tool "partie masculine, hémisphère droit". Ce genre de déclarations témoigne des prétentions maynardiennes, qui aime à se complaire dans des témoignages cryptiques agaçants ou géniaux (au choix).
Pour calmer les fans, Tool sort en décembre 2000 le DVD Salival, regroupant une reprise live du No Quarter zeppelinien, et des titres Pushit, Third Eye et Part Of Me, ainsi que l’intégrale des clips du groupe. Mais, pendant ce temps, Jones, Chancellor et Carey fourbissent dans l’ombre l’ébauche du successeur d’Aenima ...
Lateralus, ou comment conjuguer mortelles radiations et art shamanique
Début 2001. Trois instrumentistes dingos, jammant depuis des semaines sur des tempos inaccessibles, des textures tendant vers l’ultime profondeur. Keenan, revenu de sa thalasso A Perfect Circle, se rase la tête et écrit. Noircissant des pages et des pages de vers que lui-même peine à interpréter. Ça cause de paraboles, d’ "intentions juxtaposées", de douleur illusoire... Jones, jamais à court d’idées farfelues, embarque Alex Grey, un de ses amis peintre et graphiste. L’homme s’est spécialisé depuis vingt ans dans de grandes fresques transcendant l’anatomie et l’esprit humain. Cerveaux kaléidoscopiques, nerfs en surbrillance...
Dehors, ça tremble. Le metal est à présent dominé par les monstres informes du putsch néo. Korn règne, les baggys pullulent, et Manson se la raconte Alice Cooper indus’, alors que le talentueux Trent Reznor loupe le coche en sortant le pourtant original The Fragile, boudé par à peu près tout le monde. Clips pseudo-glauques, mal-être instrumentalisé. On en est là. Mais Tool, harcelé par des légions de fans en manque, s’en tamponne. Reclus en studio, le quatuor élabore incognito... Et se paye même le luxe, quatre mois avant le lancement officiel du nouvel opus, de cribler le net de fausses infos : titres bidons, envoi sur Napster de fake songs... Façon de dire "vous ne saurez rien tant que nous l’aurons décidé." Alors, tous attendent, fébriles. Et prennent, le 5 mai 2001, la claque de leur vie.
Lateralus. LA-TE-Ra-LUS, comme épellé sur la pochette. Et quelle pochette ! Un packaging transparent, montrant différentes coupes d’un corps humain signé Alex Grey. Pas de paroles imprimées, comme toujours. À peine le nom des titres et les crédits, sur l’emballage de plastique sombre. Pas de mots. Lateralus, c’est d’abord ça : écouter, ressentir (sensation, n’est-ce pas ?), plonger avant d’analyser. 7 secondes. Il ne faut à Tool que 7 secondes pour d’entrée vous balancer dans un bain de fonte. Aenima achevait le siècle, Lateralus en fait naître un autre. Sauf que cette fois, tout le monde est prévenu. The Grudge, premier titre, 8 minutes de pistons gigantesques, basse et guitare siamoises dans le grand bruit rauque. Production au-delà de Tchernobyl. S’avance le Keenan Mark II : déclamation rugueuse, PUISSANCE vocale, le Cri le plus long de toute l’Histoire de l’enregistrement (24 secondes !)...
Voilà, on est happé, prisonnier pendant plus d’une heure d’un album qui nous régurgite déconstruit. Tout à refaire, mais PAS COMME AVANT. The Patient, éprouvant polygone vocal, diction proprement irréelle, chemin de croix sans icônes... Prend votre coeur, le palpe, l’ausculte (l’intermède Mantra) avant que ne reprenne le massacre. Et puis apparaît cette... chose, simplement nommée Schism. Un riff de basse inégalable, lunaire et gargouillant, rythmique insane, paroles géométriques, le tout en moins de 6 minutes. Vous venez d’entendre le premier single dispendé par Lateralus. Qui aurait pu s’appeler "Schism, ou de l’apparente impossibilité de résumer la vie". Mais pas le temps d’y réfléchir. Les intestins vous rattrapent, Lateralus s’enchaîne, c’est le tour du dyptique Parabol/Parabola. Débutant sur un murmure de guitare, glissandos évanescents de Chancellor, dents-de-scie plaintives de Keenan, confronté à ce "corps qui me rappelle que je ne suis pas seul", et LARSEN : Parabola attaque, gimmicks synapses de Jones, qui sort pour l’occasion de ses mains un presque film de 10 minutes, co-réalisé avec Alex Grey, point culminant de l’esthétique toolienne... Regardez-le, je ne pourrai pas le décrire.
Essouflé, on encaisse dans la foulée la sauvagerie pernicieuse de Tick & Leeches, où se conjuguent hurlements, arrêt subit pour cycle de cordes apaisées, puis estocade au bulldozer, portée par une batterie tellurico-élémentaire. Parce qu’en 2001, Danny Carey a 40 ans. Depuis une quinzaine d’années déjà, il improvise sur des thèmes indiens, tablas et autres rythmes du fond des âges. L’équilibre tonitruant de Lateralus doit presque tout à sa double pédale ; il est la pieuvre aux membres autonomes, lâchant un ciel entier de bombes H... Tick & Leeches, son apogée ? Non.
Le plus terrifiant de tous les morceaux de Tool commence sur un leitmotiv de Jones, gavé d’écho, alors que Carey crescendise sur une cognerie grimpant jusqu’à une hauteur insoutenable. Lateralus, morceau-titre, est un théorème musical. Point. Utilisant la célèbre suite mathématique de Fibonacci (1+1 = 2+1 = 3+2 = 5+3 = 8+5= 13...), Keenan scande, gorge plissée, une syncope de mots. Jones grave un solo/tableau d’harmoniques, puis BRUTAL FREINAGE. Chancellor dézingue des motifs rampants, Carey dévale sur son charley...
Puis nouveau solo de Jones (les rumeurs parleront de synesthésie : Adam peut-il vraiment entendre les couleurs ?), et le martèlement ultime, climax sombre et martial. À 08’03", coup de gong. Embardée finale,etc... Ceci est le morceau le plus lourd de tous les temps.
Lateralus, l’album, s’achève sur la trilogie liée Disposition/Reflection/Triad, où Maynard laisse vite place à des thèmes pro-orientaux s’étendant sur une vingtaine de minutes. Faip De Ooiad clôt ce travail phénoménal par le désormais traditionnel quart d’heure de bruit horrible. Lateralus. Un carré. Monolithe à l’état brut, faisant du groupe un objet de culte définitif. Moins vendeur qu’Aenima, car beaucoup plus extrême, foisonnant, hermétique. Rebelote pour la tournée, avec des premières parties démentielles (King Crimson, Fantômas, les Melvins), des visuels meurtriers, et un chanteur désormais accro aux ombres chinoises, dont il se couvre régulièrement. Désormais planant au-dessus de toute la scène metal, Tool se retire à nouveau fin 2002, histoire de laisser Keenan approfondir A Perfect Circle (qui sort Thirteen Step en 2003 et le cover album eMOTIVe en 2004) et se lancer dans la viticulture (véridique !).
30 mai 2006 "Shhht... Who’s scaring people ?"
Bon, il faut dire que j’étais un rien excité. Un de mes meilleurs amis venait de me filer 10 000 Days, livraison récente d’un truc appellé Tool. D’abord franchement réticent, j’étais tombé dans le tourbillon unique et incendiaire de ce quatuor de frappadingues, trippant pendant des plombes entières comme un fan du Floyd des grandes heures sur la pochette complètement allumée. Lunettes en plastoc greffées au packaging cartonné, qui permettaient de voir les graphismes signés par ce guitariste au faciès léthargique avec une nouvelle vision 3D... "Can you pass the acid test ?", des choses de ce genre. Quant à la musique, je n’avais pour ainsi dire jamais rien entendu de tel : même accro à la folie musicale, je me prenais une volée de baffes à chaque écoute de 10 000 Days.
Le premier morceau de l’album, et single au profil "chart-topper" malgré ses 7 minutes, bizarrement intitulé Vicarious, me scotchait à chaque fois. Montées d’acide métallisé concassant riffs ultra-lourds et griffus, basse saturée à la limite du supportable, batterie proche d’un réacteur au plutonium... Et puis, il y avait ce truc de sinistré fini, remplissant le crâne de coups de tonnerre : Jambi, vocaux shaaaamaaaaaniques, solo de "talkbox" ? Quoi c’est ? J’appris qu’il s’agissait d’une boîte de distorsion d’où sortait un long tube, dans lequel cet Adam Jones aspirait tout en jouant, faisant ainsi "parler sa guitare". Un outil plus utilisé depuis les piédestalés psychédéliques, paraît-il. Quand au reste de l’album, tout cela regorgeait de moments surprenants : un enchaînement Wings For Mary/10 000 Days (Wings Part 2) de 15 minutes, bruits d’orage, textes d’une beauté rare ("tu es la seule qui peut tenir sa tête droite, cognant ses poings contre la porte en disant "maintenant je suis rentrée à la maison !" [...] "tu étais mon témoin, mes yeux, mon évidence, Judith Marie, unique inconditionnelle") que le chanteur, un drôle de type tout noueux avait écrit en hommage à sa mère, récemment décédée ; une litanie nuageuse (The Pot), un commentaire social implicite noyé dans les larsens et les riffs rouillés (Lost Keys (Blame Hoffmann), où l’on entend une infirmière faire un rapport à un médecin sur un homme en plein bad trip d’acide, qu’il raconte dans Roseta Stoned), un hymne solaire Right In Two et 10 minutes de sons grouillant et malsains.
Forcément, je me suis précipité en apprenant leur venue dans ma ville d’adoption, Grenoble la froide. Et pris une mémorable fessée sonique dont mes oreilles garderont probablement trace jusqu’aux quatres planches en sapin (presque une semaine de quasi-surdité, ça vous fait réfléchir sur la patience de votre entourage) ! Méli-mélo de réminiscences : les grondements bouillonnants du bassiste, toxicomane du feedback réverbisé, triturant son 5e membre et ses 4 nouveaux nerfs avec une précision d’anatomiste ; les tressautements sismiques du batteur, réglant une ode à un percussionisme organique et débridé ; la guitare caverneuse et racée, les sonorités arrachées par Jones avec la talkbox, le seul homme à pouvoir tutoyer le nucléaire ; et ce nabot en stetson, santiags et mégaphone, qui nous ruina les tympans en malmenant sa gorge de fonte... Le tout soutenu par des images bizarres, diffusées sur quatre écrans, et dont les protagonistes semblaient mus par la moindre note du groupe.
Entouré de freaks en tous genres, de l’expert comptable au métalleux violacé, je n’avais qu’une phrase en tête en sortant : "il va vraiment falloir tout reprendre... MAIS PAS COMME AVANT !"
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |