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mercredi 15 avril 2015
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par Emmanuel Chirache le 2 septembre 2008
Paru le 1er octobre 1996 (BMG/Volcano)
En France, le metal représente sans doute le courant musical le plus méprisé juste derrière la tektonik. Il faut reconnaître qu’il le mérite parfois, surtout quand on lui accole les mots "black" ou "death" devant. A entendre certains groupes du genre, il suffirait d’une double pédale, d’un chanteur avec une vilaine trachéotomie et de paroles satanistes pour produire des chansons. Mais le metal est un courant beaucoup trop vaste pour qu’on le réduise à de la musique pour anciens boy-scouts traumatisés par leur aumônier. La preuve par trois avec le groupe Tool, véritable ovni artistique qui est au metal ce que le Clash est au punk : sa caution intellectuelle. Qualifié de progressif par certains linguistes au chômage sous prétexte qu’il pratique une musique intelligente, Tool n’a en réalité pas grand chose en commun avec cette dénomination. Certes, les morceaux s’étirent sur de longues minutes. Pourtant, les caractéristiques habituelles de la musique progressive leur font défaut. Ici pas de solos interminables, pas de virtuosité technique et surtout pas de mélange des genres : aucune référence au classique ni au jazz. Au contraire, la formation de Maynard James Keenan joue un rock métallique fondé sur une suite complexe de riffs saturés qui n’est pas sans rappeler les sonorités grunge.
En 1996, les amateurs de rock un peu avertis connaissaient déjà la valeur de Tool, étalée à longueur de chansons sur le remarquable Undertow. La sortie de Ænima ne va pas seulement confirmer cette intuition, mais la renforcer et lui conférer une ampleur inattendue. De même que Ride The Lightning, Superunknown, Rage Against The Machine, ou The Downward Spiral, ce chef-d’œuvre donne ses lettres de noblesse au metal et impose une vision artistique originale, cohérente et novatrice. A cet égard, le titre du disque donne des pistes à l’auditeur pour comprendre cette vision puisque Ænima résulte de la contraction entre le mot latin anima, âme, et enema, qui désigne une poire de lavement (si d’aventure certains n’ont pas lu Molière et ignorent le sens du terme, un lavement consiste à introduire du liquide dans l’anus pour le nettoyer). Voici Tool dans toute sa splendeur, c’est-à-dire un brin d’érudition avec une pincée de scatologie, une purge des excréments de l’âme qui laisse tout de même quelques déchets sur les bords. Car si la musique du groupe fait preuve d’un raffinement sophistiqué, les textes de Maynard James Keenan ont parfois autant de classe que de beurre au cul. Autant dire pas beaucoup. Le sommet en la matière étant Stinkfist, une chanson qui évoque élégamment le fist fucking. On peut y entendre des phrases charmantes telles que « Relax, turn around and take my hand » ("relaxe-toi, retourne-toi et prends ma main") ou « This may hurt a little but it’s something you’ll get used to » ("ça risque de faire un peu mal mais tu vas t’y habituer"). Réponse à un fan qui accusait le groupe de s’être vendu au grand capital, Hooker With A Penis ne fait pas non plus dans la dentelle. Le chanteur insulte copieusement l’impertinent (mais ce petit con avec ses Vans et son 501 l’avait bien cherché), avant de lui asséner cette vérité cruelle : « I sold my soul to make a record, dip shit, and you bought one » ("j’ai vendu mon âme pour faire un disque, petite merde, et tu l’as acheté"). Rarement aura-t-on entendu un fan se faire débouter avec autant de plaisir. Toutefois, en dépit de ces allusions explicites, le propos des chansons reste le plus souvent énigmatique et sibyllin, ouvert à toutes les interprétations.
Pour être tout à fait honnête, on retiendra moins les paroles du groupe que son projet global, qui vise à émanciper l’esprit et les sens du public. En d’autres termes, Tool doit permettre à chacun d’ouvrir son troisième œil, le niveau de conscience supérieur dont parle la chanson Third Eye en conclusion du disque. En concert, Maynard James Keenan introduit d’ailleurs le morceau par ces mots de Timothy Leary qui résument à eux seuls la philosophie du chanteur : « Think for yourself, question authority ». Une philosophie qui s’accommode mal avec toute une frange de l’Amérique, puritaine, bien-pensante, conformiste et aliénée. Symbole de cette lutte contre les institutions dégénérées du pays, Tool en veut à mort à l’église de Scientologie. Celle-ci représente en effet le strict inverse du "think for yourself, question authority" susmentionné et prêché par le groupe. Dans Ænema, Maynard adresse par exemple au fondateur de la secte un amical « Fuck L. Ron Hubbard and
fuck all his clones », tandis que Eulogy serait quant à elle une oraison funèbre destinée à Ron Hubbard, faux messie mais vrai trou du cul. Pour en finir avec l’exégèse, il nous faut raconter l’histoire de Message To Harry Manback et Die Eier Von Satan. La première s’avère un message d’injures laissé par un "ami" italien sur le répondeur de Gary Helsinger, colocataire de Maynard James Keenan à l’époque, sur lequel ont été ajoutés un piano et des cris de mouette. Le second déconstruit habilement le mécanisme mental des préjugés en opposant la forme - une ambiance martiale, des bruits industriels d’usine, une foule qui pousse des clameurs, un texte récité en allemand - et le fond - le texte se trouve être non pas un discours nazi mais une recette de cuisine ! Gare aux apparences.
Bref, Tool se démarque par des ambiances uniques créées à la fois par les mots et la musique. Cette dernière, surtout, trouble au plus haut point l’auditeur dès les premières notes de Stinkfist. Un riff lancinant, lubrique, malsain, dont les flux et reflux pénètrent notre esprit d’une langueur inquiétante. Déformée, la voix de Maynard nous parvient tout d’abord de façon lointaine puis se rapproche au fil du temps, renforçant son étreinte sur nos tympans maintenant désorientés. L’ouverture de Eulogy, réalisée à partir d’un mégaphone, de congas et du frottement des cordes de la basse au-delà du sillet, témoigne elle aussi d’une volonté d’instaurer un environnement sonore particulier. Sur plus de huit minutes, le morceau poursuit sa folle équipée, enchaînant les parties de guitare agressive d’Adam Jones, changeant d’humeur avec génie et montant en puissance jusqu’au hurlement final. Il y a de l’énergie dans Tool, mais toujours contenue, maintenue sous pression, rarement explosive. A la brutalité pure, le groupe préfère les climats sous acides et l’ivresse vaporeuse des hauteurs. Souvent, Tool plane. A dix mille. C’est le cas par exemple du formidable Jimmy, de l’excellent Pushit et de la pure merveille Forty Six & 2, une sorte de Boléro de Ravel façon metal : la même mélodie répétée à l’envi mais arrangée de mille manière différentes. A l’arrivée, rien de monotone. Au contraire, comme pour le Boléro, la répétition dans le changement procure à l’auditeur une sensation d’étourdissement féerique, l’impression de se situer soudain hors du temps et de l’espace. Joué dans un premier temps à la basse par Justin Chancellor, le riff du morceau consacre aussi l’importance primordiale de cet instrument dans l’univers de Tool, caractéristique rarissime dans le heavy-metal. Pour preuve, le brillant Ænema repose presque exclusivement sur le couple batterie/basse. Tout au long de l’album, le batteur Danny Carey réussit d’ailleurs lui aussi des prouesses à l’ombre de ses nombreux fûts, pendant que Adam Jones tresse ses plans de guitare avec une imagination sans limites.
Nous l’avons dit, Third Eye conclut en beauté Ænima. La chanson débute par le sample d’un sketch de Bill Hicks, immense comédien décédé en 1994 qui inspira également le thème de la chanson Ænema. Misanthrope, alcoolique, iconoclaste et libertaire, Bill Hicks a hissé l’art de la stand-up comedy à un niveau presque jamais atteint. L’humoriste, qui se définissait lui-même comme "Chomsky avec des blagues de cul", partageait avec les membres de Tool un point de vue similaire sur l’existence, apparaissant même lors de concerts du groupe [1]. Dérangeante, grandiose, tortueuse et démentielle, Third Eye confirme de façon magistrale la place singulière de Tool dans le paysage et plus largement dans l’histoire du rock. A n’en pas douter, les mélomanes continueront de parler de ce disque et chercheront à en percer les mystères longtemps après la mort de ses protagonistes.
[1] Invité par Tool au festival Lollapalooza de 1993, Bill Hicks profita de la foule assemblée pour faire une blague de potache délectable en demandant le plus sérieusement du monde aux gens de chercher une lentille de contact qu’il avait perdue.
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