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par Yuri-G le 8 mai 2007
paru le 27 février 2007 (Ipecac)
Aucun risque d’oublier Absence, l’album de Dälek en 2004. C’était un album de hip-hop terrifiant. Impossible à écouter sans se voir barrer le passage par de menaçantes angoisses industrielles. On l’aurait exposé à la lumière du jour, il se serait évaporé. Ses déflagrations de guitares hurlantes, comme si Metal Machine Music n’avait jamais existé, sa radicalité atmosphérique, ses beats lourds et traînants : Dälek te laissait sur le carreau, suffocant et peu enclin à t’immerger de nouveau dans ses coulées de lave sonore. Alors, dans Abandoned Language, il a la bonne idée de laisser de côté le coup de boule pour une noirceur plus diluée. Au fond, l’humeur ne change pas, elle est simplement plus limpide. Mieux façonnée.
Pas de saut périlleux vers l’apaisement, de celui de l’artiste qui se sait atteindre la fameuse maturité. Non, c’est encore l’aliénation qu’orchestre Dälek, ou l’affrontement de soi, ou l’identité qui se délite dans une toile de guitares envahissantes, de rythmiques massives, de samples grinçants. Mais, chose ô combien précieuse, son hip-hop sait être beau. Beau dans sa violence, dans une mélancolie désormais totalement déployée, contaminant chaque angle de ce disque dépressif.
Premier morceau éponyme, échappée longue de dix minutes, et déjà point d’orgue de l’album. Infrabasses qui se propagent, marquent une première pression dans la gorge. Les beats avancent sans peur, et Dälek, résigné, commence à déclamer sa crainte, sa tristesse. L’écran sonore se développe frontalement, ascension étoffée de cuivres timides, montée en puissance inéluctable. Jusqu’à ce qu’enfle une spirale de guitares, qu’on voit avancer avec effroi mais aussi détermination. Elles ne pourront qu’absorber l’angoisse, elles laisseront apparaître les choses telles qu’elles sont ; Dälek le sait bien, lui qui a appris à se taire, à laisser parler la musique. Finalement, la vague l’emporte, un champ de certitudes dévastées qui absorbe. On plonge en ce même mouvement dans une mélancolie pensive, prescrite juste après, une fois le séisme retombé, par ces quelques touches de clavier, étendues jusqu’à l’infini, on le jurerait. C’est éprouvant, être cueilli ainsi à la pointe de ses angoisses, dans le plus strict dénuement. Ça en devient essentiel. Dälek est aussi passé par là, et il sait comment faire surgir ces fantômes, pour mieux les transcender.
S’attarder aussi longtemps sur l’architecture de ce premier titre pourrait confiner à l’infamie, tant le reste est à la hauteur. La densité est constante, miraculeuse. Lynch est un cauchemar insensé, avec cordes échappées du Kronos Quartet, Bricks Crumble une déchirante complainte, qui toise tragiquement les limbes sur lesquelles elle repose. Et puis Stagnant Waters aussi (peu importe sa ressemblance avec les précédents morceaux), et puis (Subversive Script) qui, en live, misait sur une ultime explosion ahurissante, digne de Mogwai. Certains se diront : les frontières sont brouillées, à quoi bon ce hip-hop marginal, adepte de dissonances ? Uniquement dédié aux dépressifs blafards ? Probable, car Dälek se reconnaît autant dans My Bloody Valentine, Glenn Branca et Cocteau Twins que dans Public Enemy et KRS-One. Mais ce n’est pas important au fond. Une phrase piquée au vol, dans l’article de Pitchfork consacré à Abandoned Language : « It’s too easy to say that Dälek make rap for people who hate rap ; it’s more that they make rap for people who hate everything. » Tellement juste.
Dälek a certainement atteint un point d’achèvement, de non-retour. Il tisse une paranoïa menaçante, admise seule dans l’intime. Consacrée à l’abîme, jusqu’au bout, elle sera difficilement dépassable par la suite. Plein volume nécessaire.
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