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mercredi 15 avril 2015
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par Emmanuel Chirache le 22 mars 2011
Ou comment les hippies sauveront le rock.
L’idée de cet article m’est venue en regardant, pour la énième fois, le monumental MTV unplugged de Pearl Jam. En effet, à la vue de ces éphèbes filiformes aux cheveux longs et jeans déchirés, je laissai alors mon esprit vagabonder : "ha la la, les grunges, c’étaient quand même des sacrés babos... mais... mais oui, c’est ça ! ce sont les mêmes, depuis tout ce temps ! Les hippies, encore et toujours." Cette pérennité du modèle hippie à l’intérieur même de genres a priori étrangers au phénomène, je l’avais déjà notée chez les thrashers et les metalleux, Black Sabbath, Nazareth, Iron Maiden, Deep Purple, Metallica et compagnie. Encore faut-il définir ce qu’est ce fameux modèle. Bien évidemment, les musiciens des groupes susmentionnés ne sont pas des "hippies" stricto sensu, phénomène historique et géographique circonscrit aux sixties et à la côte californienne. Ils ne produisent pas, cela va de soi, la même musique que le Grateful Dead, Jefferson Airplane ou les Mamas And Papas. Pourtant, ils partagent des caractéristiques, des signes extérieurs comme des idées, hérités de ce mouvement.
Plusieurs attributs peuvent définir, de manière idéal-typique, ce qu’on appelle communément un hippie. Le plus visible, même si John Butler a chanté dans Treat Yo Mama "don’t call me hippie ’cause of the way that I look", c’est naturellement l’allure, le physique. Un look qu’on pourrait résumer d’abord à une coiffure : les cheveux longs et peu apprêtés. C’est bien entendu réducteur, mais le choc fut pour l’époque si énorme (encore aujourd’hui, un garçon qui porte les cheveux longs peut subir les quolibets de sa famille ou des gens autour de lui) qu’il faut mettre l’accent sur cette petite révolution esthétique. Certes, ce n’était pas la première fois dans l’histoire que les hommes laissaient leur liberté d’expression capillaire s’épanouir, mais dans les années soixante, cela fait plusieurs décennies que le cheveu court et le peigne semblent seuls convenir à un gentilhomme. Pour montrer leur opposition à l’ordre bourgeois et capitaliste, les jeunes gens d’alors, hippies en tête de gondole, décidèrent par conséquent d’imiter les Apaches et les Comanches en refusant l’impérialisme conservateur de la tondeuse et des ciseaux (je me rappelle d’un poème indien étudié en cours d’anglais et intitulé "Hippie Hopi", les Hopis étant une tribu de l’Arizona, dans lequel l’auteur reprochait aux hippies d’avoir copié les Native Americans). Les parents, eux, s’indignèrent ou persiflèrent.
On se souvient d’ailleurs bien des moqueries endurées par les groupes de rock qui ont commencé à laisser leur tête en friche, à l’image de Dean Martin provoquant la colère des Rolling Stones avec ces mots à l’issue de leur première télé américaine : "vous savez, tous ces groupes actuels, vous avez l’impression qu’ils ont les cheveux longs... naaaan, c’est une illusion d’optique, ils ont juste le front bas et les sourcils hauts !" On pourrait aussi évoquer l’entretien apocryphe entre le présentateur de télé Joe Pyne, vétéran du Pacifique avec une jambe de bois, et Frank Zappa. Lors d’une émission, le premier apostropha le célèbre moustachu en ces termes : "alors j’imagine que vos cheveux longs font de vous une femme", ce à quoi Zappa aurait répondu "et j’imagine que votre jambe de bois fait de vous une table". En France, ce sont carrément les rockers qui se moquent des hippies, avec cette controverse devenue fameuse entre Antoine et Johnny Hallyday. Après avoir été un peu chambré par les Élucubrations du premier, le second répliquera par une chanson au titre explicite : Cheveux longs et idées courtes. Aujourd’hui, les deux hommes continuent de croiser le fer par opticien interposé.
Bref, ceci pour souligner le bouleversement moral et intellectuel que représentait en ce temps le simple fait de se laisser pousser les cheveux. A cet aspect extérieur, ajoutons aux caractéristiques du hippie une série de convictions ou pratiques : l’amour plus ou moins libre, la paix dans le monde, la vie communautaire, l’intérêt pour les drogues, la défense de l’environnement et l’affirmation d’une contreculture marginale et populaire, qui passe notamment par la musique.
Une partie de tout cela se retrouve peu ou prou, de manière diffuse et parcellaire, dans bon nombre de courants du rock. En caricaturant, on pourrait dire qu’il existe deux types de rockers, qui ont élaboré une part de leur identité en fonction les uns des autres : ceux qui portent les cheveux courts et ceux qui portent les cheveux longs. Les premiers sont issus des fifties, du rockabilly ou de la pop, naissent teddy boys pour devenir mods, punks, punks hardcore, adeptes de la new wave, puis indie rockers et chanteurs de britpop. Bien entendu, il n’existe pas une espèce de ligne directrice entre ces courants, ni de cohérence, mais juste quelques passerelles, symboliquement incarnée par le cheveu ras. Les toxicologues feront sans doute remarquer que l’usage des drogues diffère semble-t-il de l’un à l’autre, les chevelus préférant le LSD, le haschich et les hallucinogènes, tandis que les rockers et les punks jettent plus souvent leur dévolu sur les amphétamines, le speed et les pilules en tout genre.
De son côté , le mouvement hippie pur et dur mourra précocement dès 1967 avec la procession symbolique dite "Death of a hippie" à San Francisco fin septembre, commémoration désabusée de l’interdiction du LSD un an plus tôt. Paradoxalement, la fin du mouvement originel marquera le début la démocratisation de l’image hippie, du cliché qui naît au festival de Monterey la même année, se développe avec le Summer of Love, perdure avec Woodstock et embrase la jeunesse en quelques années à peine. Les vertus d’amour et de paix, porteuses d’utopies, que les hippies de la 2e heure colportaient avec eux ne survivront malheureusement pas aux excès de drogues et de bêtise qui sommeillaient également en leur sein. Ces vertus seront donc assassinées en 1969, en même temps que Meredith Hunter et Sharon Tate, par les bourreaux d’Altamont et de la Manson Family. Mais l’imaginaire hippie, lui, poursuivra son bonhomme de chemin, traversant même le Mississippi pour atteindre l’Alabama, la Georgie et la Floride. Naît alors un étrange hybride, le hippie sudiste.
Le hippie confédéré porte lui aussi sa chevelure en étendard et, surtout, apprécie la vie en communauté. Il aime se retrancher du monde, se replier sur son quant-à-soi, et qu’on ne vienne pas l’emmerder. Pas étonnant si les groupes nés à Jacksonville, Floride, se déplacent en bande, voire en famille. C’est le cas du Allman Brothers Band, fondé par les frères Duane et Gregg, qui met en scène ses racines terriennes et familiales dans la pochette intérieure du superbe Brothers and Sisters. Musicalement, le Allman Brothers Band est encore une formation hippie : on y aime les solos de guitare et les longues improvisations sous marijuana, avec du blues et de la country pour toile de fond, un peu de free-jazz parfois. Idem pour les Lynyrd Skynyrd, issus de la même ville et dont le personnel nombreux évoque aussi un mode de vie fraternel. S’ils apprécient également le blues-rock terreux, ils se démarquent toutefois par un aspect plus conservateur que leurs camarades, éreintant Neil Young, coupable d’avoir critiqué le racisme en Alabama sur Harvest, au détour de leur hymne péquenaud Sweet Home Alabama.
D’un point de vue musical, nous l’avons dit, ces groupes sudistes héritent moins du "son" des hippies californiens, très daté dès les années 70, que de cette propension à vouloir inventer un rock plus adulte, plus technique, plus "progressif". Le prog’ lui-même sera la véritable continuation de l’œuvre hippie durant la décennie suivante, à travers King Crimson, Pink Floyd, Yes ou Jethro Tull par exemple, qui mêlent baba cool attitude et freakness - un peu comme les Mothers Of Invention avant eux. On objectera qu’un Zappa, notamment, a violemment critiqué les hippies dans We’re Only In It For The Money, puisqu’il les décrit comme des petits bourgeois prêts à fonder le conformisme béat de la rébellion. Sauf que sous le regard d’un adulte responsable et à cheveux courts, Frank Zappa appartenait malgré lui à la dénomination "hippie". Dans l’œil de l’autre, l’amalgame était vite opéré entre contreculture et culture hippie, en dépit des innombrables degrés de variation. Du rock progressif à la musique californienne, certaines thématiques communes apparaissent : culture de la marginalité, prise de drogues, trip psychédélique, volonté de revenir à d’anciennes racines (Jethro Tull lorgnant vers la musique médiévale), etc. En parallèle, le hard rock sera aussi une forme d’héritage de l’ère hippie : Hawkwind, Deep Purple, Black Sabbath portent les scories du phénomène. Ces groupes marqueront le passage intermédiaire de la musique psychédélique au heavy-metal, Hawkwind représentant un parfait exemple de la mutation en cours. Les shows du guitariste Dave Brock et sa bande (dont Lemmy de Motörhead) mêlaient en effet nudité féminine, absorption de drogues, riffs planants et lourds, transe psychédélique et déclamations poético-fantastiques sur fond de science-fiction et croyances paranormales débiles. Quant à Black Sabbath, comment ne pas voir l’influence des formations hippies dans l’atmosphère d’une ballade telle que Planet Caravan, ou encore dans les paroles sans équivoques de Children Of The Grave ("Revolution in their minds - the children start to march", "show the world that love is still alive",etc.) ?
L’écho faiblira peu à peu, si bien qu’il ne restera bientôt plus que les cheveux et l’intérêt pour la technique instrumentale chez les thrashers, qui ressemblent malgré tout encore beaucoup à leurs parents babos, pour preuve le bassiste de Metallica Cliff Burton, sa tignasse et ses pattes d’eph’.
En Californie, le hard rock et le hair metal continueront d’honorer le look hippie, et les Guns N’ Roses cultiveront la référence, jusqu’à reprendre un morceau de Charles Manson sur The Spaghetti Incident ?. Il faudra en définitive attendre le grunge pour retrouver un courant qui soit pleinement dans la lignée du mouvement hippie. Chemises de bûcheron, cheveux longs et gras, imbrication entre une grande ville (Seattle) et un environnement sauvage, éthique alternative, imagerie bucolique, beaucoup d’éléments consacrent les liens entre le grunge et la scène californienne des années 60. Nous avions découvert les hippies sudistes, voici les hippies du Nord, proches de la frontière canadienne. Ce n’est pas donc pas un hasard s’ils empruntent aussi leurs codes du côté de Neil Young, lequel s’est d’ailleurs toujours situé en marge de toute appartenance. Ainsi, quand on observe les pulls en alpaga dégueulasses de Kurt Cobain ou les looks de Pearl Jam, difficile de ne pas voir ici les enfants de l’ère hippie. Par leur engagement en faveur du combat Pro Life et de l’écologiste Ralph Nader, Pearl Jam s’inscrit encore davantage dans la mouvance issue des mouvements contestataires des années 60. Dans un œcuménisme rare, le groupe a fabriqué une synthèse des décennies précédentes, assumant la filiation autant avec les Who et Jimi Hendrix que les Ramones, Neil Young ou le MC5, ces derniers étant un bon exemple de survivance hippie mais bâtarde dans le contexte proto-punk de Detroit.
Toujours dans les années 90, on pourrait enfin citer le stoner (dont le nom vient de "stone", "défoncé"), qui s’aventure dans les contrées psychédéliques et stupéfiantes du haschich, de Coachella Valley et du désert mojave. La communication avec l’environnement s’y fait par l’entremise de la drogue et de la musique, le tout culminant dans un état de conscience sinon supérieur, du moins différent. Il y a évidemment des réminiscences du credo hippie dans cette harmonie avec la nature, cette transe haut perchée obtenue grâce à l’opération du saint riff. A l’autre bout du spectre, les rockers aux cheveux courts n’ont cependant pas dit leur dernier mot. Déjà, dans les années 70, ils ont réagi en inventant le punk, histoire de ressusciter le rock’n’roll primitif en lui injectant la rage nihiliste de l’ unemployment fils des crises pétrolières. En s’inspirant des rockabilly, des mods et même du rock garage, les Sex Pistols, The Jam, Madness ou les Damned dressent une crête de partage entre eux et les hippies dégénérés qu’ils haïssent tant. La new wave, le psychobilly, le post-punk en feront autant tout au long des années 80. Pixies, Smiths, voire Sonic Youth : les indie rockers, bien que parfois proches de la contreculture sixties et fer de lance du courant grunge, verront aussi dans les cheveux courts un signe de modernité. Un temps, ils régénèrent donc le rock via cette salvatrice coupure de tifs, avant que la roue ne tourne.
Une fois le grunge décédé, le cycle reprend et la britpop raccourcit les douilles. Les années 2000 persisteront, portant au pinacle un Pete Doherty imberbe et ras, remettant les early sixties ou la new wave au goût du jour. L’electro rock de Radiohead, le "retour du rock" des Strokes, Kills et BRMC, même les Black Keys, Jack White et les Queens Of The Stone Age, tout cela va chez le coiffeur et ne fait pas très hippie. Les années 2000 ont manqué de putain d’hippies pour contrebalancer la tendance, c’est clair et net. Comble du comble, les sudistes de Kings Of Leon avaient pourtant ouvert la voie aux hippies du futur, avec leurs dégaines mal dégrossis de progéniture du Lynyrd Skynyrd biberonnés à Internet et aux sermons télévangéliques ! Ils avaient l’attitude et la musique, mais ont tout perdu dès lors que, tel Samson tirant sa force de sa chevelure, un funeste coiffeur leur coupa les cheveux. Il y a en effet quelque chose de l’ordre de la mythologie dans cette histoire, puisqu’en devenant des gravures de mode les Kings Of Leon troquaient comme par magie leur talent pour de l’arrivisme. Souvenons-nous aussi du jour où les membres de Metallica décidèrent de couper leurs cheveux, drame atroce pour une partie des fans qui firent bien sûr le lien avec la perte de vitesse du groupe et la sortie d’un Load honni et conspué.
Alors où sont les hippies d’aujourd’hui ? Où se cachent les chevelus, les babs’ ? Il faut se rendre à l’évidence, ils ont disparu de notre paysage musical et nous avons, plus que jamais, besoin d’eux. A chaque échelon de l’histoire du rock, ils ont su fouetter son arrière-train pour qu’il avance encore un peu. Ils ont beau être conformistes à leur façon, énervants, assimilés à des rêveurs mollassons prêts à gober n’importe quelle ânerie tant qu’elle semble défier l’ordre établi, les hippies ont malgré tout apporté à la musique populaire un élan formidable qui a traversé les âges et qui, désormais, lui manque. Comme si l’élagage de leur tignasse avait fait perdre aux rockers leur énergie cosmique, leur charisme social, leur inspiration révolutionnaire ! Cela fait maintenant trop longtemps que le cycle n’a pas repris, et quand bien même les cheveux ras nous ont diverti un moment, il faut que la pousse reprenne. Certes, à ma droite, on me souffle que le post-rock d’un Godspeed You ! Black Emperor ou le néo-folk d’un Devendra Banhart se sont inspirés des hippies. Néanmoins nous préférons croire que le bonheur viendra... d’Arcade Fire. Vainqueurs du Grammy Award du meilleur album 2010, ils ont déclenché un tsunami de déclarations offusquées sur twitter et facebook qu’on résumera à "who the fuck is Arcade Fire ?" et recensées sur le site http://whoisarcadefire.tumblr.com/. Un internaute y déclare : "Never heard of Arcade Fire. Don’t do hippie shit". Nous y voilà. Arcade Fire est un groupe hippie. Ils sont Canadiens, nombreux, un peu bizarres, et puis... ce sont des hippies, voilà tout (hum). Il n’y a désormais plus qu’à attendre que Win Butler se fasse pousser les tifs, et tout ira bien, les hippies reviendront et nous serons sauvés.
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# Le 27 mai 2015 à 02:10, par Dan-Al Blanc En réponse à : Hippie Hip Hourra
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