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par Emmanuel Chirache le 19 février 2008
Sorti le 9 janvier 2008
Into The Wild, un film rock’n’roll ? D’une certaine façon, oui. Sous ses airs de premier de la classe puis de beatnik et enfin d’abominable homme des neiges, le héros pousse la liberté dans ses derniers retranchements, au point d’en faire une overdose, dont on vous laisse découvrir l’issue si ce n’est déjà fait. De toute manière, Into The Wild, c’est un peu comme Titanic, si on connaît l’histoire, on connaît la fin. Car l’histoire est authentique et a fait l’objet d’un livre de Jon Krakauer, auquel le film emprunte son titre. En 1990, Christopher McCandless, un jeune homme de bonne famille, étudiant brillant, sportif invétéré et lecteur assidu de Jack London, Léon Tolstoï ou Thoreau, décide de quitter ses parents, symboles d’une société américaine qu’il exècre : matérialistes, arrivistes, hypocrites, violents. Un jour, le jeune garçon de 23 ans fait don de son argent (24 000 dollars économisés pour Harvard) à Oxfam, une association de lutte contre la faim, brûle ses derniers billets et prend son baluchon pour écumer les routes d’Amérique. Il parcourt alors le pays en auto-stop, depuis Lake Mead en Arizona jusqu’en Alaska, en passant par le Dakota du sud puis la Colorado River en canoë, qui le mène à travers le Grand Canyon direction le Golfe de Californie et le Mexique. Une fois rentré au pays, il tente de se faire des papiers d’identité à Los Angeles avant de repartir finalement à Las Vegas, en Californie, au Montana et enfin au but de son voyage, cet Alaska dont il rêve depuis si longtemps.
Un voyage initiatique donc, filmé par Sean Penn avec son emphase habituelle, faite de plans dynamiques, de focales longues, qui nous rapprochent des hommes et des objets, une mise en scène parfois hypnotique, où les images peuvent s’enchaîner rapidement, de façon floue, avec des zooms qui donnent le vertige. On pense par exemple au retour de "Alex super vagabond" (le surnom qu’il s’est choisi) à Los Angeles, lorsque ce dernier perd pied en revenant dans cette société agressive qu’il fuit de toutes ses forces. La musique joue sa partition dans ce flux tantôt hallucinatoire, tantôt contemplatif, grâce aux compositions fantastiques de Eddie Vedder, le leader de Pearl Jam. Il faut en dire un mot : Eddie Vedder a réalisé une bande-son simple, presque simpliste, qu’on pourrait même croire bâclée et qui pourtant ravit le spectateur et contribue grandement à la réussite du film. C’est la grande force de ce chanteur que de parvenir à transcender des mélodies à la limite de la banalité. Le folk acoustique de Vedder, en arpèges délicats (les magnifiques Long Nights, Tuolumne, et Guaranteed) ou en accords plaqués (Setting Forth, l’épatant Hard Sun, le mélancolique Society), illustre à merveille les tribulations du héros. On appréciera aussi les touches de ukulélé sur Rise et de banjo sur l’incroyable No Ceiling. Omniprésente, la musique se combine avec des effets de ralenti ou des panoptiques grandiloquents qui font basculer par instants le film dans un gigantesque clip. Sans aucun doute le reproche majeur qu’on puisse faire à Sean Penn.
Au fil de rencontres diverses faites sur la route, avec un couple de hippies sympathiques, un agriculteur grande gueule pour lequel il travaille, une jeune adolescente, un vieil homme solitaire, Chris McCandless réincarne sous nos yeux le hobo d’autrefois, ce vagabond typiquement américain, qui errait à travers le pays en wagon de marchandises pour chanter ses chansons. Un personnage dont la figure la plus fameuse reste Woody Guthrie, l’un des pères de la renaissance folk, le mentor de Dylan. Une façon de voyager parfois périlleuse (voir le passage à tabac de Chris par un agent de sécurité du rail), mais globalement présentée comme un petit traité du bonheur, un art de vivre sans contraintes ni soucis. Dans Into The Wild, point de galères, aucun problème d’argent, pas de crétins attardés qui vous pourrissent la vie. On peut douter de la réalité de ce portrait de la vie de bohème... Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, Chris existe au sein de la société, une société décalée, mais une société humaine malgré tout. Ce ne sera plus le cas une fois qu’il aura atteint la fin de son périple, l’Alaska, la nature extrême. Unique vestige de la civilisation désertée, un minibus abandonné en pleine forêt va servir de refuge au jeune homme.
Bien heureusement, Sean Penn ne tombe pas dans le travers du retour bienfaisant à l’état de nature, enfin libéré des vices de la société. Si cette dernière cumule bien des défauts, la nature n’est pas plus accueillante pour un homme isolé. En définitive, Christopher comprendra au bout de quelques mois en Alaska qu’il s’est fourvoyé en pensant que la solitude lui apporterait le bonheur. Le bonheur, il l’a laissé derrière lui en quittant un à un les gens qui l’aimaient. A la lecture d’un passage génial de Tolstoï sur la vie heureuse, il va soudain réaliser son erreur : "le bonheur mérite d’être partagé". Il se décide alors à partir mais la banquise par où il est venu s’est transformée en un torrent d’eaux. Désormais, il est "pris au piège de la nature" comme il l’écrit dans son journal de bord. Pour certains, le personnage, admirablement interprété par Emile Hirsch et ses faux airs de Di Caprio, incarne l’appel de la forêt, la soif d’aventure, l’invitation au voyage, l’homme face aux éléments déchaînés. Pour d’autres (notamment les habitants d’Alaska), il n’est qu’un crétin suicidaire, un type qui se lance dans un voyage risqué sans aucune expérience. S’il avait eu une carte, McCandless aurait su que l’autoroute passait non loin de son campement et qu’un gué l’attendait quelques miles plus loin...
Malgré des longueurs et une tendance malheureuse au clip, Into The Wild révèle une fois de plus le talent de cinéaste de Sean Penn, qu’on avait déjà pu apprécier avec le bouleversant Crossing Guard et le paranoïaque The Pledge. Paradoxalement, la réception du film atténue les louanges qu’on peut lui faire. En effet, beaucoup de spectateurs déclarent avoir été marqués par le film et en tirent une bien étrange leçon : la société est pourrie, partons à l’aventure ! Soit le strict opposé de la morale de cette histoire tragique, qui nous enseigne au contraire que le bonheur est surtout un voyage intérieur et philosophique, un cheminement intellectuel qui peut très bien se faire depuis un F2 à Bobigny. Eprouver physiquement ce voyage ne signifie pas obligatoirement qu’il va se réaliser dans l’esprit. Dans le cas de Christopher McCandless, il se concrétise, mais de manière dramatique. Ce qui explique que le jeune vagabond soit considéré selon les points de vue comme un héros des temps modernes ou un idéaliste stupide.
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