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par Emmanuel Chirache le 20 novembre 2007
paru en août 1991 (Epic)
Pearl Jam est un groupe qui a survécu à trois immenses malédictions :
1/ Ten s’est vendu davantage que Nevermind,
2/ Eddie Vedder ne s’est pas suicidé,
3/ le grand gourou du grunge Kurt Cobain a renié le groupe publiquement à diverses reprises.
Ce cocktail détonant explique à lui seul pourquoi Pearl Jam déplaît tant à la critique et à certains amateurs de rock. Car dans son ensemble, il faut avouer que la critique apprécie peu la bande de Seattle, au point que celle-ci apparaît dans la fameuse liste infamante des 40 pires groupes de l’histoire du rock du facétieux Ungemuth. Même dans le Dictionnaire du rock, cette somme plus ou moins "objective" dirigée par Michka Assayas, un journaliste dont nous tairons le nom par respect pour sa dignité utilise le terme monotonie pour définir le premier opus de Pearl Jam. Quant à Florent Mazzoleni, auteur de Nirvana et le grunge paru chez Hors Collection, il considère Pearl Jam comme la "face commerciale du grunge" et semble reprocher aux membres du groupe de se prêter au jeu des interviews et de la promotion.
Il est vrai que Kurt Cobain et ses petits copains vivaient dans une masure, s’habillaient de guenilles, volaient à la tire des quignons de pain pour éviter la famine et construisaient dans Seattle des barricades révolutionnaires en chantant La Carmagnole. Il est d’ailleurs de notoriété courante que les interviews de Cobain sont si rares qu’elles se monnaient en millions de dollars sur Ebay. Et Nevermind ? Qui se souvient de Nevermind, cet ovni confidentiel vendu à seulement dix millions d’exemplaires, hormis quelques érudits rocks, une poignée de rats de cédéthèque, une minorité de poseurs et autres spécialistes obscurs du grunge ? Non, soyons sérieux, avec douze millions de Ten en circulation, Pearl Jam incarne avec horreur la face commerciale du rock. Et rendez-vous compte, ces mecs répondaient aux interviews avec les journalistes ! Comment peut-on à ce point mépriser une profession qui ne rêve que de finir sous les coups d’une chaîne de vélo brandie par un punk attardé ?
Si vous ajoutez à cela que Eddie Vedder ne s’est pas fait sauter le caisson, rendant ainsi impossible son idolâtrie par des millions d’adolescents floqués d’un t-shirt avec sa tête et ses dates anniversaires dessus, et que le grand mufti Cobain en personne a un jour déclaré : « On se sent proche de Mudhoney, mais surtout pas de Pearl Jam et Alice In Chains, qui peuvent aller se faire enculer. », vous obtiendrez alors une condescendance quasi-générale d’une certaine presse pour Pearl Jam. Et pourtant. Pourtant, Pearl Jam incarne avec brio son époque musicale. Mieux, le groupe en a défini partiellement les contours, l’a rendue largement populaire et glorieuse. Sans Pearl Jam et ses compagnons de route, le rock ne serait probablement pas réapparu sur le devant de la scène avec autant de force et de plaisir. Sans Pearl Jam, une facette entière du grunge aurait manqué au courant pour s’affirmer comme un remaniement total des sources du rock : metal, punk, hard-rock, rock indépendant, folk, americana.
Cependant l’une des plus grandes prouesses du groupe aura été de survivre à Ten, un premier disque presque parfait, qui contient des compositions somptueuses et s’est vendu aux Etats-Unis dans des proportions que l’on peine à imaginer sous nos latitudes. Car l’histoire du rock nous enseigne que la difficulté n’est pas de réaliser un premier chef d’œuvre, mais de se débarrasser de son aura trop pressante. Les disques qui ouvrent la discographie d’un groupe ont souvent eu l’occasion de mûrir à travers les concerts et les répétitions. En général, ils sont nés facilement, instinctivement, puis se sont développés dans le temps qui sépare leur composition de la signature d’un contrat avec une maison de disques. La naissance de Ten n’échappe pas à la règle. Son récit a été relaté bien des fois et il fait partie aujourd’hui de la petite mythologie du groupe. Après avoir traîné leurs guêtres dans Green River et Mother Love Bone, deux formations pionnières du grunge, Stone Gossard et Jeff Ament se retrouvent pour jammer et composer, avec l’aide du batteur de Soundgarden Matt Cameron (actuel batteur du groupe) et du guitariste Mike McCready. La démo circule sous le nom de Stone Gossard Demos ’91 et tombe dans les mains d’un jeune surfer de San Diego.
Eddie Vedder écoute donc les bandes, écrit quelques paroles et ajoute sa voix sur les compositions. Séduits, Gossard et Ament le font venir à Seattle pour répéter avec Dave Krusen à la batterie, bientôt remplacé par Dave Abbruzzese. Le chanteur est finalement engagé et contribue à l’écriture de l’album. Quand le groupe entre en studio en mars 1991, il s’appelle alors Mookie Blaylock, d’après le nom d’un fameux basketteur qui porte le maillot numéro... dix. La production est assurée par Rick Parashar, qui joue également du piano, de l’orgue et des percussions sur le disque. Aujourd’hui, avec le recul, cette production aurait tendance à plomber la qualité des chansons, notamment à cause du mixage de la voix de Eddie Vedder, qui semble provenir du fond d’un couloir. La saturation des guitares n’est pas non plus toujours du meilleur goût. En définitive, les morceaux de Ten sont faits pour la performance live, comme l’attesteront les formidables concerts du groupe et surtout l’incroyable MTV Unplugged de 1992, qui prouve avant Nirvana à quel point le grunge ne se résume pas à la caricature que certains ont esquissée. L’adaptation acoustique de titres qu’on aurait cru destinés éternellement à l’électrique s’avère ici époustouflante et la prestation de Pearl Jam d’une intensité rarissime.
Mais revenons au corps de l’album, ces chansons d’une beauté renversante que d’indigestes scribouillards ont jugé monotones. Monotones, peut-être pour ceux qui n’ont jamais entendu Once sur scène, les cris déchaînés de Vedder, le riff implacable de Gossard. Le guitariste rythmique tient d’ailleurs la dragée haute sur les trois premiers titres, trois furies hard-rock qui comptent également dans leurs rangs Even Flow et Alive. Cette dernière évoque la découverte par un adolescent que son père n’est pas l’homme avec lequel vit sa mère, mais qu’il est en réalité décédé. Une expérience proche de celle qu’a connue Eddie Vedder et qui fait de lui un porte-parole involontaire d’une jeunesse désorientée et méprisée par le monde adulte. Cette impression est renforcée par le poignant Jeremy. Tirée d’un fait divers dramatique, l’histoire raconte le suicide par balle d’un jeune garçon face à ses camarades de classe. Le morceau débute avec une magnifique ligne de basse douze cordes et des harmoniques, puis s’envole grâce à la voix du chanteur, habité par son sujet comme jamais. Et même si le mal de vivre adolescent est un thème rabattu du grunge, peu de chansons auront su capter avec autant d’émotion la solitude et le désespoir. La montée en puissance de la chanson prend l’auditeur aux tripes, Gossard frottant un même accord avec frénésie, tandis que Vedder semble improviser selon les sentiments que lui inspire la musique.
Composé par Jeff Ament, Jeremy deviendra l’un des classiques ultimes du groupe. Ce n’est pas le cas d’une autre chanson du bassiste, pourtant excellente. Why Go commence en effet par une batterie nerveuse et une basse délectable, avant d’enchaîner sur un riff tout aussi efficace que beaucoup rêveraient d’avoir inventé. Et si Kurt Cobain avait écrit Why Go, gageons que le morceau serait repris à chaque fête de la musique par des centaines de mauvais groupes. Autre chef d’œuvre du disque, Black est une ballade à tomber de délicatesse et de génie. A bien y regarder, la chanson progresse sur à peine quelques accords, perdus au milieu du chant incroyable de Vedder et du piano de Rick Parashar. La beauté de Black tient à ce numéro d’équilibrisme d’un funambule toujours prêt de s’écraser dans le vide et qui malgré tout arrive à bon port. Après des chœurs somptueux, Mike McCready termine le morceau sur un solo épique dont il a le secret. Il faut signaler que la magie de Ten doit beaucoup à ce guitariste soliste surdoué dont le jeu inscrit Pearl Jam dans une longue tradition rock, à l’inverse de la plupart des groupes grunge. Quelque part entre Jimi Hendrix et Jimmy Page se promène donc McCready et ses sonorités fuzz et wah-wah légèrement rétros, qui font des étincelles sur les solos de Alive, Even Flow, Once ou Porch.
Le reste du disque alterne des passages du hard-rock le plus énergique (Porch ou Deep) et des climats plus contemplatifs, notamment les resplendissants Oceans, Garden ou Wash, ce dernier étant disponible uniquement sur la version européenne. Une version qui contient pour finir une chanson ovni dans la carrière de Pearl Jam. Il s’agit de Dirty Frank, sorte de free-rock dérangé et bancal, dont les paroles ont été inspirées par un conducteur de bus à l’allure inquiétante à propos duquel le groupe imagina différentes histoires sordides. Ainsi le Frank en question devient-il dans la chanson un cannibale affamé qui dévore Mike McCready ! Reste que Dirty Frank scintille d’intelligence et de virtuosité dans un paysage grunge parfois convenu. Il faut d’ailleurs le dire, Pearl Jam n’a cessé au cours de sa carrière de se réinventer sans se trahir, si bien que le groupe continue quasiment tout seul de porter le flambeau de la scène de Seattle aujourd’hui. Moins brute que celle de Nirvana mais davantage recherchée, sa musique possède des ramifications historiques plus complexes que celle de ses camarades de l’époque. Grâce à une discographie d’une richesse inextinguible, Pearl Jam ne se laisse donc jamais enfermer dans une catégorie ni ne se complaît dans son glorieux passé, et ce malgré un succès fulgurant qui aurait pu tuer dans l’œuf le groupe, comme ce fut le cas pour d’autres. Certains vous le diront, il est parfois plus courageux de continuer à vivre malgré le poids d’un mal-être insoutenable que d’y mettre un terme radical. C’est tout le mérite de Pearl Jam d’exister encore en 2007 et de faire leur boulot : de la très grande musique.
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