Incontournables
Low

Low

David Bowie

par Aurélien Noyer le 22 février 2011

Paru le 14 janvier 1977 (RCA)

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David Bowie est merveilleux. Pour le critique ou le fan, cet homme est exceptionnel... Je ne parle pas de son talent, de sa musique, de sa personnalité ou de sa carrière. Je parle de sa mystique : David Bowie est un des rares artistes rock majeurs qui ne possèdent aucune mystique. Chez lui, point d’aura de poète torturé, pas de fulgurances musicales inspirées, aucune force surnaturelle qui semble le tenir en vie bien que drogué jusqu’à la moelle. Tous ces attributs qui polluent les biographies rock en déifiant leurs sujets sont remplacés chez Bowie par une rationalité sans faille et une intelligence extrême dans la gestion de sa carrière. Cela ne vous semble pas très rock’n’roll ? Tant mieux, c’est une excellente occasion de s’intéresser plus à la musique qu’au mythe sachant que, miracle d’une gestion de carrière millimétrée, cette musique peut s’expliquer par la vie de l’artiste. Démonstration par l’exemple avec Low...

Trop souvent, on présente Low comme le premier opus de la fameuse "trilogie berlinoise" et on croit avoir tout dit. Or, d’une part, il serait beaucoup plus cohérent de voir deux diptyques (Low-"Heroes" et Lodger-Scary Monsters) organisés suivant le même schéma ("brouillon" puis version finale) qu’une trilogie ; d’autre part, il est tellement facile d’établir un lien de causalité implicite entre le béton sinistre du mur découpant la capitale est-allemande et les sonorités sombres et paranoïaques de l’album. Malheureusement, cette imagerie romantique n’est que pure mystique créée par des critiques paresseux trouvant dans l’exégèse fumeuse un moyen d’échapper au fastidieux travail de recherche de faits qui pourraient réellement expliquer cet album. Car si l’on a l’honnêteté de rappeler que Low n’a pas été enregistré à Berlin, mais au Château d’Hérouville dans la banlieue parisienne et que le fameux studio Hansa, si souvent évoqué, n’a servi qu’au mixage de l’album, on ne peut faire l’économie d’une explication beaucoup plus terre-à-terre des raisons qui ont poussé David Bowie à enregistrer un album qui deviendra une référence incontournable du rock.

Pour se donner les outils de cette compréhension, il faut retourner brièvement en arrière jusqu’à la fin de la période glam de Bowie, qui ne coïncide absolument pas comme on serait tenté de le croire à la fin de Ziggy Stardust à l’Hammersmith Odeon mais à la sortie de l’album Diamond Dogs. Il suffit pour s’en convaincre de voir le déguisement de pirate arboré par Bowie lors de la promotion du single Rebel Rebel. Dans l’intervalle de quelques mois, séparant la sortie du single et celle de l’album dont il est tiré, Bowie va laisser définitivement tomber ses vieux oripeaux glam pour une nouvelle identité résolument américaine. Découvrant la musique noire contemporaine (soul et funk), Bowie se rapproche d’un continent qui l’avait déjà fasciné lors de la tournée Ziggy Stardust et avait laissé son empreinte sur l’album Aladdin Sane. Ainsi, les arrangements des chansons lors du Diamond Dogs Tour vont tellement évoluer sous l’influence de la soul de Philadelphie que la tournée sera renommée le Soul Tour ou le Philly Dogs Tour. Conclusion logique de cette évolution, Young Americans exprime sur disque la fascination de Bowie pour cette musique et lui offre également son premier n°1 aux USA avec le single Fame. Délaissant la grise Angleterre, Bowie s’installe alors en conquérant dans la ville ayant sans doute le plus grand nombre de rock-stars (réelles ou putatives) au mètre-carré, Los Angeles. Et de se plonger à corps perdu dans le train de vie cocaïné de ses semblables...

Sous l’influence des énormes quantités de cocaïne qu’il inhale, il maigrit à vue d’œil et se coupe du monde extérieur, à tel point que Bowie dira plus tard de son rôle d’extraterrestre émacié et désespérément solitaire dans L’Homme qui venait d’ailleurs de Nicolas Roeg "On m’avait proposé des scripts, mais j’ai choisi celui-là car c’est le seul dans lequel je n’avais pas à chanter ou à ressembler à David Bowie. Maintenant je pense que c’est David Bowie qui ressemble à Thomas Jerome Newton." L’esprit embrouillé par la drogue, il se passionne pour le nazisme et se fend de déclarations aussi pathétiques que "tout n’est que manipulation et un jour, je ferai de la politique car je veux être Premier Ministre. Je suis un partisan du fascisme : notre unique chance de nous sortir de ce libéralisme répugnant, c’est l’extrême droite. Les rock stars sont fascistes, et Hitler était l’une des premières." Bien que sa voix ne souffre pas de ses excès (il n’a peut-être jamais aussi bien chanté que sur Station To Station, album enregistré entièrement sous coke grâce à l’aide essentielle d’excellents musiciens), il prend néanmoins conscience qu’il risque de ruiner conjointement sa santé et sa carrière. Il lui faut donc impérativement fuir Los Angeles et retrouver un nouveau souffle artistique.

Et pour cela, il sait qu’il détient un botte secrète imparable : l’Allemagne. Fasciné depuis longtemps par ce pays, ses babillages sur Hitler n’étaient que la suite plus ou moins logique de son intérêt pour la république de Weimar et pour le cabaret qui inspireront en partie sa flamboyance glam (ainsi que la chanson Time sur Aladdin Sane) et on peut supposer qu’il avait suivi avec attention l’évolution du krautrock tout au long de la première partie des seventies. Pour quelqu’un qui cherche à se refaire une virginité artistique, les expérimentations de ces Allemands pour la plupart inconnus sont un matériau de première qualité.

Bowie brûle donc d’enfiler sa blouse blanche et de se lancer dans les mêmes expérimentations électroniques que Tangerine Dream ou Kraftwerk. Mais en bon cartésien, il préfère tester d’abord sa tambouille sur un animal avant de se risquer à l’appliquer sur lui-même, le matériau étant trop volatile pour lui assurer le succès dont il a besoin. Or, par chance, il a justement un Iguane sous la main : l’inénarrable Iggy Pop. Retombé au fond du gouffre dans lequel il moisissait lorsque Bowie était venu le chercher pour lui faire enregistrer Raw Power, incapable de gérer sa carrière, le nabot de Detroit avait lamentablement sabordé ses Stooges et végétait minablement comme un junkie. Il était donc la proie idéale pour tester les nouvelles idées de l’Anglais. Bowie s’incarne donc une fois de plus dans la peau d’un producteur et fait enregistrer au sieur Osterberg The Idiot, album froid et synthétique, tranchant complètement avec les productions stoogienne.


On peut alors voir toute l’intelligence un tantinet machiavélique de Bowie à l’œuvre : à l’époque, Iggy n’est pas la légende du rock que Philippe Manoeuvre ne peut s’empêcher de citer à chaque fin de phrase, c’est juste un loser bouffon et outrancier qui a eu la chance d’être soutenu par Ziggy Stardust himself et l’a complètement gâchée. Partant de là, il ne risque rien à se livrer de bonne grâce à la dernière lubie de Bowie. Ce dernier va donc pouvoir enregistrer ce qui sonnera comme un brouillon de son prochain album. Bowie y expérimente déjà les méthodes qu’il appliquera pour l’enregistrement de Low : sessions d’enregistrement au Château d’Hérouville et mixage à Berlin. Mais, de façon à ce que The Idiot, résultat de ces séances, n’éclipse pas son propre album, il se débrouillera pour que ce disque ne sorte qu’après Low. Malin, non ?

Dès la fin du mixage de The Idiot, il retourne donc au Château d’Hérouville et, pour être sûr de mettre toutes les chances de son côté, s’adjoint les services d’un des musiciens les plus originaux du moment en la personne de Brian Eno. Après avoir stimulé la créativité de Roxy Music le temps de deux albums fabuleux, celui qui se désigne comme un non-musicien avait également délaissé le glam-rock pour enregistrer quelques albums incroyablement novateurs, exploitant les synthétiseurs et les boites à rythme. Développant des méthodes d’enregistrement un peu particulières, basées sur un jeu de tarot contenant des aphorismes comme "Honore ton erreur comme un acte manqué", il était le parfait collaborateur pour un Bowie cherchant à trancher radicalement avec sa discographie passée. Avec ses musiciens habituels (Carlos Alomar, Dennis Davis, George Murray) et son vieil ami Tony Visconti à la production, Bowie complète son équipe d’enregistrement. Pour sa part, il apporte une matière première précieuse : son psychisme démoli par la cocaïne (et par son mariage qui bat de l’aile... et par le procès qui l’oppose à son manager) ainsi que vaguement quelques airs originellement destinés à la BO de L’Homme qui venait d’ailleurs. Il ne faut alors pas s’étonner que Low sonne comme son disque le plus désespéré, où les thèmes les plus récurrents sont la solitude, la dépression, l’auto-destruction.

Néanmoins, Low n’oublie pas d’être un véritable disque pop. Sur toute la face A, la guitare tient un rôle essentiel. L’instrument que l’on ne retrouvera que déformé, maquillé, distordu par quantité d’effets sur "Heroes" est encore pleinement reconnaissable et porte presque à chaque fois le riff principal. Contrairement à son successeur, Low reste un disque à guitares (du moins dans sa première partie) où les synthétiseurs n’interviennent que pour brouiller les pistes. On cite souvent à raison Kraftwerk et Neu ! comme ayant eu une influence sur Low, mais il serait réducteur de penser que Bowie se serait contenté de récupérer les idées des Allemands : sa démarche a consisté à intégrer aux axiomes rock des principes totalement étrangers, la notion d’ambiance (et notamment l’idée qu’on peut construire un morceau autour de cette notion) étant totalement aux antipodes des impératifs du rock (efficacité mélodique, simplicité, brièveté des chansons).

Durant sept morceaux, Bowie semble donc exploiter l’expérience d’Eno pour développer l’idée d’un rock hybride, assimilant de nouveaux instruments et de nouveaux sons en tenant compte de leurs caractères musicaux intrinsèques. Ainsi l’utilisation des effets électroniques sur What In The World offre un contrepoint à la guitare cisaillante de Carlos Alomar et donne à la chanson un côté poppy qui tranche radicalement avec ses paroles morbides. Qu’elles soient mélodiques (Always Crashing In The Same Car) ou rythmiques (Sound And Vision), les idées apportées par Brian Eno enrichissent considérablement le songwriting de Bowie : celui qui s’était jusqu’alors n’avait jamais vraiment brillé par son originalité musicale (le songwriting de Ziggy Stardust était tout à fait classique et les interventions de Mick Ronson étaient fortement inspirés par Jeff Beck) peut alors se permettre d’oublier ses habitudes. Et si les rééditions des albums glam, en nous faisant découvrir les demos chant-guitare des chansons Ziggy Stardust et Lady Stardust, nous rélévaient en fin de compte la simplicité de ces chansons, on se doute bien que de telles demos ne pourraient exister à propos de Low ou du moins elles ne sauraient sembler aussi abouties. Et si le David Bowie de 1972 avait un assistant génial en la personne de Mick Ronson, on peut dire qu’en 1976, il avait trouvé un guide non moins génial en la personne de Brian Eno.

Et c’est conscient du talent du bidouilleur qu’il le laissera orchestrer la quasi-totalité de la seconde face : partant des bribes musicales apportées par Bowie, Eno crée une face entièrement consacrée à cette musique ambient dont le "non-musicien" se fait le héraut. Il n’est alors plus question de guitare ou de riff, le synthétiseur se fait roi et le chant de Bowie, déjà singulièrement peu présent sur la face A, s’efface derrière la musique. Et paradoxalement, c’est alors que la musique d’Eno prend l’ascendant que l’album se fait sombre, inquiétant, presque malsain.

Et il faut peut-être chercher dans cette dichotomie face A/face B la clé du pouvoir de fascination de Low. Alors que son successeur "Heroes" atteint une sorte de perfection formelle où, bien que l’on retrouve la même dynamique que sur Low (face A orientée pop, face B orienté ambient), les deux parties s’enchaînent sans accroc, Low échoue à établir une réelle cohérence et une oreille innocente à qui l’on ferait écouter chaque face séparément n’imaginerait sans doute pas qu’elle vient du même album. Mais si formellement Low est une tentative raté qui se concrétisera avec "Heroes", ses qualités musicales transcendent cet échec en une nouvelle esthétique, rejetant la cohérence et la dynamique habituelles du format album développé entre 1965 et 1975.

Évidemment, l’album sera un (relatif) échec commercial. Les critiques ont beau loué l’originalité de l’album et la capacité de Bowie à se réinventer, RCA, son label, ne sait pas comment vendre l’album à des fans qui ne savent, de leur côté, pas trop quoi en penser. Mais peu importe, sans le savoir, Bowie et Eno ont déjà traumatisé le monde du rock puisque peu de temps après la sortie de l’album, le jeune Ian Curtis décide de baptiser son groupe Warsaw en référence à la première piste de la face B et après lui, ce sera des bataillons de groupes cold-wave qui rendront hommage à ce grand album malade.

Vingt ans plus tard, un hommage encore plus éclatant sera rendu à Low : alors que ce dernier vient d’enregistrer, une nouvelle fois avec Eno, un album (trop) ambitieux nommé 1. Outside, il est invité par un de ses plus grands fans, un quasi-junkie qui, lui aussi, vient de mettre ses obsessions morbides en musique. Il s’appelle Trent Reznor et son album, The Downward Spiral, est un succès inter-planétaire. Or du propre aveu de Reznor, le disque a été enregistré avec Low dans les oreilles pour l’inspiration et en ligne de mire pour l’ambition de marquer son époque. Et pour le lancement de la tournée de David Bowie, c’est Nine Inch Nails qui fait office de première partie et finit son set sur... Subterraneans. Au milieu du morceau, Bowie entre en scène et progressivement, au fil des chansons, les membres de Nine Inch Nails laisseront la place aux musiciens de l’Anglais. Mais il faudra attendre encore quelques années pour que Bowie ose interpréter intégralement en live cet album, plus issu d’un sens aigu de l’à-propos (musical, culturel, artistique) que d’une vision intime, qui le fit passer du statut d’ancienne star du glam à celui d’authentique artiste protéiforme.

Article publié pour la première fois le 21 octobre 2008.



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Track-listing :
 
1. Speed of Life (2:46)
2. Breaking Glass (1:52)
3. What in the World (2:23)
4. Sound and Vision (3:05)
5. Always Crashing in the Same Car (3:33)
6. Be My Wife (2:58)
7. A New Career in a New Town (2:53)
8. Warszawa (6:23)
9. Art Decade (3:46)
10. Weeping Wall (3:28)
11. Subterraneans (5:39)
 
Durée totale : 38:48