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mercredi 15 avril 2015
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par Parano le 10 août 2010
paru le 14 septembre 1991 (Geffen)
À l’heure où les jeunes blancs (becs) occidentaux se frottent les uns aux autres en écoutant une cinquantaine de styles de rock différents (alternative-garage-indie-post-punk-hard-pop-machin-advisory), à l’heure où les chansons de Nirvana investissent les jeux vidéos et bientôt les pubs pour jeans/parfums/céréales vitaminées, à l’heure où les converses chaussent même ta mère, où les Simpsons sont aussi populaires que Casimir, à l’heure où les groupes pour gamins se déchaînent sur leurs guitares en jouant des slows immondes, à l’heure où la terre entière susurre ses couplets et hurle ses refrains, tout le monde a oublié le séisme qu’a été la sortie de Nevermind.
Un véritable cataclysme qui a tout balayé sur son passage et modifié la face du rock. Toute la merde que nous écoutons aujourd’hui, nos tronches de chien battu, et même nos fringues pas cools, portent en elles un peu de Nevermind. Un phénomène plus rare que la comète de Halley qui ne s’était produit que deux fois auparavant avec les Beatles et les Sex Pistols. J’entends déjà les casse-couilles se taper les cuisses en rechignant : « Nan mec, y’a pas mieux que Korn, ou les White Stripes, ou le Velvet. » Laissez-moi rigoler. Autant comparer Michel Onfray à Nietzsche, De Palma à Hitchcock, ou Bigard à Coluche. Quand Nevermind est sorti, à l’automne 1991, la musique underground a sauté à la gueule des gamins, de leurs parents, et de leurs grands-parents, pour ne plus les lâcher. Toute la merde des 80’s s’est retrouvé propulsée dans les égouts, et un nouvel âge d’or est né. Les grands groupes du moment sont devenus ringards en un clin d’œil, le temps pour Cobain de péter sa guitare contre un ampli : la new-wave a sombré, le hard s’est écroulé, le rock FM s’est pissé dessus. Tu imagines la même chose aujourd’hui ?
Tout est parti de Smells Like Teen Spirit, le titre qui ouvre l’album. Il a suffit d’un riff de guitare éculé (More Than A Feeling, de Boston) et d’un clip très moyen, pour imposer une nouvelle culture. Cette chanson peut à elle seule résumer le rock, et la musique de Nirvana : Primale, libératrice, rageuse, et mélodique. Ce n’est pourtant pas le meilleur titre de l’album. Il suffit d’écouter les pépites pop, Lithium, Drain You, ou On a Plain pour s’en convaincre. Même si certains titres phares ont pris un coup de vieux (Breed, Come As You Are), Nevermind reste d’une intensité hallucinante, et plane haut, très haut, au-dessus de la mêlée alternative. La beauté troublante de Polly, la folie contagieuse de Territorial Pissings, et les harmonies himalayennes de In Bloom, sont gravées à jamais dans l’histoire du rock. Je vous passe la complainte journalistique sur le génie foudroyé de Cobain, petit prince du grunge, écorché vif, gueule d’ange shootée à l’héroïne. Nevermind est un diamant niché dans un gant de boxe ou, plus simplement, le chef-d’œuvre d’un grand artiste.
En mai 1991, Nirvana investit les studios Sound City de Van Nuys, en Californie. Quelques célébrités sont déjà passées par là : Fleetwood Mac, Cheaptrick, Foreigner et... les Jackson 5. Butch Vig, qui a enregistré les Smart Sessions d’avril 90, est aux commandes malgré les réticences de Geffen. Avec un budget initial de 65 000 $ (120 000 au final), le trio ne joue pas vraiment dans la cour des grands. En six semaines tout doit être bouclé. Cela convient bien à l’éthique punk revendiquée par Cobain qui veut tout faire en une prise et rechigne à rejouer ses parties de guitares, ou à chanter trois fois le même morceau. Vig devra ruser pour obtenir ce qu’il veut, collant les meilleurs enregistrements entre eux. Le leader de Nirvana est capable de bosser dur, d’être ouvert aux suggestions du producteur, mais s’enferme souvent dans un mutisme inquiétant. Quand ils ne sont pas en studio, Novoselic, Grohl et Cobain traînent dans leur appart’ d’Oakwood, saccagent le mobilier et font la fête. Butch Vig sait les mettre à l’aise et les séances débutent en fin d’après midi pour se terminer vers minuit. Nirvana a beaucoup répété, maîtrise à fond son sujet, et les sessions avancent vite. Seize titres sont enregistrés. Trois d’entre eux (Sappy, Verse Chorus Verse et Old Age) seront finalement mis de côtés, et ne sortiront officiellement qu’en 2003 au sein de l’anthologie With The Light Out. Un quatrième (Song in D) n’est même pas achevé. La version de Polly, présente sur Nevermind, provient des smart sessions d’avril 1990. Chad Channing, alors batteur de Nirvana, ne sera pourtant pas crédité sur l’album. Smells Like Teen Spirit, composé quelques semaines seulement avant l’entrée en studio, est remanié selon les conseils de Vig qui flaire immédiatement le tube. Alors que le groupe se casse les dents sur Lithium, un des titres les plus difficile à mettre en boîte, Cobain, Novoselic et Grohl se défoulent avec Endless Nameless, une improvisation bruyante et chaotique au court de laquelle Cobain brise sa guitare. Le titre sera intégré à la version CD de l’album, sans être crédité. Pour enregistrer Territorial Pissings, Cobain branche directement sa guitare dans la console de mixage, à la manière des groupes punk, et demande à son bassiste de chanter quelque chose de niais en intro. Novoselic se lance aussitôt dans une reprise du Get Together de Youngbloods, sorte d’hymne hippie complètement décalé. Cobain prévient Butch Vig qu’il ne fera qu’une prise pour le chant, et on peut effectivement entendre sa voix se briser à la fin du morceau. Something In The Way est un peu plus coriace à mettre en boîte. Les prises se succèdent mais le résultat est décevant. Exaspéré, Cobain lance à Vig : « ça doit sonner comme ça ». Il empoigne alors sa Stella acoustique, et commence à chanter, assis prêt de la console. Le producteur débranche aussitôt téléphone et climatiseur, place ses micros, et enregistre la prestation. Cette version sera la bonne. Novoselic et Grohl ajoutent ensuite la basse et la batterie, ce qui s’avère particulièrement délicat, car le tempo est fluctuant. C’est Kirk Canning, un ami du groupe, qui joue du violoncelle sur le titre.
Le son n’est pas étranger à la réussite de Nevermind. Formaté pour les radios, sucré et moelleux à souhait, le mix d’Andy Wallace compose un écrin au creux duquel la rage et la lourdeur de Nirvana peuvent resplendir. La batterie monumentale de Dave Grohl, musicien d’exception mais -hélas- individu quelconque, propulse chaque titre au firmament. On est tenté de penser l’inverse de Chris Novoselic : bassiste efficace à défaut d’être brillant, son charisme imprègne tout l’album. Bien sûr, l’atout majeur du groupe, c’est la voix de Cobain. Ce type aurait pu chanter des comptines pour incontinents, des lieder germaniques, ou même l’intégrale de Kyo, et rester une idole. À part Elvis, Morrison, Lennon et Bézu, je ne connais aucun chanteur mâle capable d’un tel exploit. Cette voix s’en est allée, et Nirvana a rejoint le panthéon du rock. Nevermind reste le dernier grand album de la musique binaire. À quand la relève ?
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