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par Béatrice le 3 mai 2010
paru le 25 février 1972 (Island Records)
Les pochettes bizarres, dans le rock, ce n’est pas vraiment une denrée rare – même si certaines s’obstinent à ne présenter qu’une bête photo du, de la ou des musicien(ne)(s) qui oeuvrent à l’intérieur de l’emballage. Et encore, il y a fort peu de groupes ou artistes qui résistent toute leur carrière durant à l’appât de la pochette stylisée/ésotérique, celle qui impose presque sa couleur à la musique, parce que, eh ben, en général, on voit la pochette avant d’en sortir le disque, et donc avant d’entendre la musique, et qu’il est donc assez fréquent que l’on se lance dans la première écoute une image gravée dans la tête. Certes, on pourra dire que c’est juste parce qu’un maître du crayon, du pinceau ou de l’objectif a réussi à parfaitement saisir l’univers sonore de l’album puis à le traduire en volutes colorées, flous savants ou clairs-obscurs habiles, et que du coup, ça colle à merveille. Reste que l’influence du contenant sur la perception du contenu, toute difficilement mesurable qu’elle soit, est sûrement plus importante qu’on ne veut bien se le laisser croire. Autrement, pourquoi diable les musiciens, ou ceux qui les produisent, se casseraient-ils aussi souvent la tête pour attirer ou intriguer l’oeil du chaland, quand leur cible est censée être avant tout son oreille ? Et pourquoi diable les rédacteurs d’Inside Rock se casseraient-ils aussi souvent la tête pour pondre de quoi alimenter une rubrique pochette, quand leur cible est censé être avant tout la musique ?
Evidemment, toutes les pochettes ne sautent pas aux yeux de l’inoffensif futur auditeur pour aller s’agripper à son cerveau et parasiter ses tympans ; certaines préfèrent se faire discrètes, rester en retrait, jouer les effacées qui ne sont là que parce qu’on ne peut pas décemment vendre un disque dans une enveloppe en papier kraft – l’air de dire : "Oh, moi je ne compte pas, je n’ai rien à voir dans cette histoire entre toi et la musique, je suis juste là pour décorer et remplir un vide, un peu comme cette vieille affiche qui dépérit sur ton mur depuis tellement longtemps que tu ne la vois plus…" Et derrière, quelque part, on entend l’artiste susurrer : "Tsss, la pochette, mais pourquoi me faudrait-il une pochette ? Comme si ça n’avait pas était assez fatigant de s’occuper de la musique ! Je ne suis pas là pour ça, moi, de toute façon… Laissez les gens compétents s’en occuper, mais vite, et sans fioritures, s’il vous plaît."
Justement, quand on regarde les pochettes des deux premiers albums de Nick Drake, on a l’impression que c’est un peu ça, et que le Nick Drake, tout calme et délicat qu’il paraisse, n’a vraiment pas envie de passer des journées à s’arracher les cheveux sur une pseudo identité graphique. Sur la pochette de Five Leaves Left, il regarde par la fenêtre, l’air absent ; captivé par la nature qui va son train dehors, complètement sourd à la frénésie du monde extérieur, des gens qui se bousculent entre les rayons des magasins et malmènent le contenu des étagères. Sur la pochette de Bryter Layter, il regarde ses pieds, à moins que ce ne soient ses chaussures à côté, l’œil noir, le visage masqué par ses cheveux, le buste jalousement courbé sur sa guitare. Là encore, rien de bien avenant : le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a l’air de préférer son monde (celui des arbres, des rivières, de la lune, de ses vieux godillots râpés et de sa guitare mélancolique) à celui qui se presse de l’autre côté de la vitrine (ou du carton). Les deux photos se contentent d’un fond uni, vert pour l’une, mauve pour l’autre, et d’un nom et d’un titre rapidement calligraphié. Basta cosi. Pourtant, une fois levé ce voile rudimentaire, on se trouve submergé par un univers extrêmement riche et envoûtant, aussi singulier qu’il est délicat, et on comprend pourquoi c’est justement vers cet univers que le regard Nick Drake semble se tourner. On comprend aussi que cet univers n’avait absolument pas besoin de plus que de ces deux photos, qu’il est suffisamment solide pour tenir debout sans aide ni influence extérieure. Minimum syndical, peut-être, mais la musique n’en demande pas plus – et, toute luxuriante et riche qu’elle soit, elle n’en est pas moins fragile, il ne faudrait pas prendre le risque de l’étouffer.
Du coup, après avoir épluché ces deux albums, on est prêt à se ranger à l’opinion que Nick Drake n’est pas un homme à pochettes alambiquées. D’une, il n’en a pas besoin, et de deux, ce n’est de toute évidence pas ce qui l’intéresse dans la musique. Comme à chaque fois qu’on croit rencontrer un embryon de certitude, on se dit, tout content, qu’on a compris quelque chose à l’artiste, et qu’on ira se coucher un peu plus intelligent ce soir, bercé par un doux sentiment d’autosatisfaction. Finalement, on serait peut-être capable de mettre un peu d’ordre dans ce foutoir ambiant ?
Et on se retrouve en face de Pink Moon, qui vient ébranler toutes ces jolies certitudes nouvellement bâties, parce que Pink Moon a une des pochettes les plus alambiquées, intrigantes et ésotériques que le rock (ou folk, ou ce que vous voulez) a eu l’honneur de voir passer. Elles sont loin, les photos bâclées sur fond dépouillé… Au contraire, pour son troisième album, Nick Drake a choisi une peinture de Michael Trevitith, le petit ami de sa sœur Gabrielle, un tableau onirique et vaguement inquiétant qui a un faux air de Dali sobre… L’ultime œuvre de Nick Drake s’est donc vue affublée d’une construction surréaliste baroque, difficilement compréhensible, même à la lumière de la musique.
Pourtant, derrière cet assemblage presque cauchemardesque de figures distordues et/ou sorties de leur environnement naturel, se cache le disque le plus dépouillé du tisseur d’arpèges. Vingt-huit minutes, onze morceaux, une guitare, un piano timide, et la voix du sieur Drake, enregistrés en deux sessions nocturnes de deux heures, et déposé dans une enveloppe en papier kraft à l’accueil d’Island Records. Pour toute discrète et délicate que la musique de Nick Drake fût, elle n’a jamais été mise à nu à ce point ; elle était toujours habillée (et protégée) par des arrangements souvent luxuriants. Ici, elle est à l’état de diamant brut, alors que la pochette a visiblement été fignolée. Pourtant, la musique n’avait pas plus besoin de la béquille graphique qu’avant – l’univers est différent, plus distordu, hanté et inquiétant (insomniaque et cauchemardesque), mais toujours solide dans sa grande fragilité. Par contre, peut-être Pink Moon se prêtait-il mieux à l’exercice de la transcription de l’auditif en visuel, parce que Pink Moon est plus compact, plus ramassé, et plus uniforme. C’est un bloc craché en deux fois, sans l’influence d’aucun intervenant extérieur ; une seule voix, une seule paire d’oreille, une seule âme derrière les chansons. Et une âme qui, si l’on en juge par les on-dit et par l’ambiance de ce qu’elle laisse s’évader d’elle, était alors passablement tourmentée. La musique de Nick Drake n’a certes jamais respiré la gaieté , mais elle a toujours été imbibée d’une mélancolie paisible, profondément heureuse dans son trouble désenchanté. Ici, le tourment semble l’emporter, même s’il est toujours paisible. Pink Moon est un disque décousu et dissonant, qui se noue souvent entre deux accords étranges et trois vers bizarres. Il n’a plus la fluidité de ses prédécesseurs, qui semblait couler de source, mais emporte par à-coups dans un songe dont les limites et les mouvements sont –par définition- insaisissables. Ni dans le chant des cordes de la guitare, ni dans les enchaînements verbaux, on n’arrive à retrouver une cohérence, une cohésion familière, et ce n’est pas faute de reconnaître des éléments rapidement identifiables. Entre reconnaître les détails, et comprendre l’ensemble, il y a parfois un monde…
D’où cette pochette fantasmagorique, dont on ne sait pas grand chose (mis à part le nom de son auteur). Il semblerait qu’elle représente la Lune Rose qui s’approche, si l’on peut en croire la sphère rosée qui trône au centre de l’image. Mais si on n’a pas compris exactement de quoi Nick Drake parle quand il prophétise l’arrivée imminente d’un gros astre rose (et avouons qu’il est difficile de le comprendre), ce n’est pas avec cette illustration qu’on se fera une idée plus clair de la nature de la Chose. Une sphère, apparemment faite de fromage (faut-il rappeler que la lune est constituée de fromage, et que c’est d’ailleurs pour ça qu’on fournit les astronautes en crackers avant leur départ ?), mais qui rappelle aussi vaguement une pêche, la faute à la couleur et à la large feuille verte qui l’orne. Un timbre représentant une fusée – des fois qu’on n’ait pas encore compris qu’il s’agissait d’une lune (et non pas d’une pêche, donc) ; une tasse de thé ; une corde ; un masque clownoïde aux yeux fatigués ; un pied (la Lune Rose serait donc unijambiste), qui marche sur l’eau, à moins que ce ne soit de la boue, et évite les flammes. Un fond marin ou lagunaire, un ciel crépusculaire, un bloc parallélépipédique noir sur lequel repose un coquillage qui semble observer la scène avec curiosité. Lorsqu’on retourne la pochette, on trouve deux gouttes d’eau, une tulipe jaune démesurée, une chaussure esseulée, et un billet rappelant que personne n’échappera à la Lune Rose.
A partir de là, on peut se contenter de contempler ce paysage sans se poser de questions, quitte à courir le risque de le laisser colorer un peu trop le paysage musical dont il peut être une interprétation, mais assurément pas exhaustive. C’est peut-être encore le plus sage. On peut aussi partir à la chasse aux détails et essayer de trouver dans les textes l’origine de chacun des éléments du tableaux, ce qui a le mérite d’occuper pendant longtemps, et d’inciter à décortiquer un album qui demande du temps et de l’attention pour se faire véritablement entendre. Rien ne dit qu’on peut tout expliquer, quoique, en fait, on peut toujours tout expliquer, en cherchant bien (et en tordant les choses à sa guise, préalable souvent indispensable à toute interprétation). Par exemple, Parasite : "Lifting the mask from a local clown" puis "watching the shine of the shoes" et "changing the rope for a size too small" ; Things Behind The Sun : "Open up the broken cup"… Tout ça ne mène pas bien loin, à part à conclure que l’image ne sort pas de nulle part, et qu’elle a selon toute probabilité était fortement inspirée par le disque, ce dont on se serait douté ; mais ça occupe pendant les jours de pluie et les nuits d’insomnies où l’on a l’esprit suffisamment perturbé par le sommeil pour comprendre sans efforts la moindre intonation de l’album – dont on oubliera le sens dès qu’on aura retrouvé la quiétude des bras de Morphée, bien entendu.
En fin de compte, la seule chose qui puisse prendre un semblant d’apparence de certitude dans cette affaire, c’est que Pink Moon est un disque plus perturbé et perturbant que ses deux grands frères, et résolument à part dans la discographie (certes un peu trop brève pour qu’on puisse vraiment parler de vue d’ensemble) de Mr. Drake, et que la pochette, non contente de nous prévenir qu’on a affaire à un spécimen possiblement étrange et différent, prend un malin plaisir à renforcer le trouble. Pas sûr qu’elle colle tant que ça à la musique, même si elle déploie tout ses atours pour tenter de nous en persuader… D’ailleurs, elle est fascinante, mais même après avoir passé des heures à lui jeter des coups d’œil réguliers, on a toujours du mal à décider si elle est magnifique, ou juste ridiculement déphasée (sauf que le regard épuisé de l’ersatz de fantôme de masque de clown est irrésistible, non ?).
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# Le 17 novembre 2017 à 15:08, par BOLLEROT BERNARD En réponse à : Pink Moon
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