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mercredi 15 avril 2015
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par Antoine Verley le 26 septembre 2011
Paru le 15 juillet 2002 (Warner Bros)
Comme chacun sait, le rédacteur d’Inside se fait un point d’honneur à ne pas tomber dans l’admiration aveugle pour un groupe, à poser méthodiquement les limites et les fautes du travail global d’un artiste. Mais avec les Flaming Lips, purée, c’est duuuur… Si dur qu’on pardonnerait presque à ce grand allumé de Wayne Coyne ses récentes excentricités (comme la chanson conçue pour être jouée simultanément sur 12 iPhones en même temps… Non mais des iPhones, quoi !). Pourquoi, me direz-vous, faire ainsi impasse sur cette règle séculaire ? Parce que le groupe est irréprochable, justement : inventif, travailleur, intelligent, courageux, drôle, sincère, aux textes splendides, une capacité à créer encore des albums au niveau de leurs chefs-d’œuvre passés après 28 ans (surtout les 15 dernières années, en fait) d’évolution stylistique constante et passionnante sans faux pas, des innovations techniques extraordinaires, une esthétique enfantine sans une once de second degré et sans perdre de vue la cohérence de sa démarche, des concerts totalement dépourvus de cynisme comme instants d’intense communion avec un public qu’on ne prend MÊME PAS pour des cons (y’a des gens, je vous jure) et qu’on s’acharne à rendre heureux coûte que coûte ; en plus, Wayne Coyne ne se drogue pas, enfin, presque pas par rapport à ce qu’on pourrait penser en écoutant le groupe, a une putain de voix et est un putain de songwriter. Autant d’éléments qui, au moins, font que personne de sérieux ne se risquerait à qualifier le groupe, du moins sans de solides arguments, de « Genesis des années 90 »… Et il est de notoriété publique que Nicolas Ungemuth n’est pas quelqu’un de sérieux.
Les Flaming Lips existent depuis 1983, où ils firent leurs premières armes au sein de la scène alternative, sortant une poignée d’albums de noise / shoegaze (qui fait encore le distinguo ?) leur faisant un nom dans le milieu. Ce n’est qu’avec Transmissions From The Satellite Heart en 1993, et surtout le single She Don’t Use Jelly, que le groupe sortira de ce carcan underground épuisant ; suivra le chef-d’œuvre lo-fi maîtrisé Clouds Taste Metallic qui lui assurera une notoriété plus solide, mais c’est l’album Soft Bulletin, en 1999, qui tirera définitivement le groupe de l’anonymat. Salué par la critique comme par le public, celui-ci fut notamment remarqué pour son utilisation de l’acoustique du studio « comme instrument à part entière », poncif resservi par la rock-critique un nombre de fois incalculable depuis Brian Eno. On aura abondamment comparé l’objet à Pet Sounds du fait des nombreuses innovations dont il se faisait le porteur, mais, en vérité, s’il est un album des Lips qui mériterait davantage d’y être comparé, c’est Yoshimi, puisqu’à l’instar du chef-d’œuvre des Beach Boys, il traite formellement et foncièrement du passage à l’âge adulte.
Le « coming of age », donc… Le choix seul du thème est encore un pain dans la gueule de la mythologie rock. Les Flaming Lips, alors à près de quarante ans, actent ainsi que le recul et la maturité ne nuisent pas au traitement du sujet, bien au contraire : leur déjà longue expérience leur permet de mettre leur maîtrise instrumentale au service de structures musicales inédites et de sons neufs qui insuffleront au récit fraîcheur, modernité et jouvence, sur ce qui est probablement le moins rock de leurs albums, densément peuplé de sonorités électroniques et synthétiques.
Un débat qui fait rage chez les trois glands qui s’y intéressent encore est le suivant : l’album est-il un album concept ? Franchement, si les rédacteurs de ce site se pètent les bretelles à analyser des albums dans leur cohérence pour en dégager des thèmes et en évaluer la pertinence, c’est bien parce que le terme de « concept-album » est au mieux un pléonasme vulgaire et éculé, au pis la marque que la critique contemporaine peine encore à assimiler la personnalité intrinsèque des albums qu’elle écoute, espérant au mieux n’en dénicher que quelques bonnes chansons histoire de passer l’hiver (il me semble avoir encore lu récemment cette catchphrase insupportable à la fin de la critique d’un album d’un groupe tout à fait quelconque : « de quoi tenir jusqu’au prochain ». FFFFFUUUUUU).
La question du concept-album fut d’ailleurs maintes fois posée à Wayne Coyne, qui répondit systématiquement par la négative. Après tout, les morceaux de Yoshimi Battles The Pink Robots peuvent éventuellement être écoutés indépendamment. L’album est, à la différence de l’étonnant Embryonic par exemple, bâti comme un album de chansons et non comme un monolithe insécable. Et c’est bien de cette manière que le public l’a reçu : l’album rencontra un immense succès commercial [1], supérieur même à celui atteint par Soft Bulletin, et reçut un disque d’or ; Do You Realize ?? fut officiellement sacrée hymne officiel de l’Etat d’Oklahoma ; deux singles (Do You Realize ?? et Yoshimi Battles The Pink Robots Pt.1) et deux EP (Fight Test et Ego Tripping At The Gates Of Hell) en furent issus ; Approaching Pavonis Mons by Balloon décrocha même un Grammy. Tout ceci prouve le potentiel commercial des morceaux, ou, plus joliment dit, la puissance évocatrice de la dynamique de « chanson » dans son individualité.
Car des chansons, il y en a, toutes plus belles les unes que les autres. Chacune s’ouvre sur un univers musical en phase avec sa thématique et un arc narratif a priori dissocié des autres. Fight Test conte l’effondrement des certitudes de Yoshimi (« Thought I was smart, thought I was right ») menant à des questionnements sur sa place dans l’univers, en utilisant la métaphore d’un combat, ou plutôt d’un combat « simulé » (« fight test ») perdu par excès d’assurance. La plongée dans l’univers de la cybernétique commence avec ce One More Robot sussuré pour continuer avec le double-morceau-titre, situé au cœur de l’intrigue : on nous présente Yoshimi ainsi que son combat contre les robots roses, qui symbolisent ses émotions qu’elle devra apprendre à dompter pour vivre dans ce monde froid (synthétique !).
In The Morning Of The Magicians, référence au Matin des Magiciens (1960), traité d’occultisme de Louis Pauwels et Jacques Bergier, est une étape confuse dans le parcours initiatique de Yoshimi : la jeune fille cherche ici des réponses à ses interrogations dans une rationalisation de ses émotions qui manque finalement de causer leur perte (« In the morning I’d awake / and I couldn’t remember / What is love and what is hate / The calculations error »). La désillusion suivante est narrée sur le tristement hébété Ego Tripping At The Gates Of Hell, lorsque le personnage découvre que l’objet de son amour n’est en réalité que son ego, développement narratif mis en exergue par une discrète astuce formelle : le delay sur la voix, donnant l’impression d’autres pistes vocales parallèles à la première, masquant presque le fait qu’il n’existe en réalité qu’un seul et même chanteur, dont l’ego trip le mène à masquer sa solitude en s’inventant des doubles de lui-même. All We Have Is Now est une brève histoire de science-fiction où apparaît un homme du futur (qui n’est autre que le narrateur) qui lui explique pourquoi l’homme n’est pas fait pour aller dans le futur. Magnifiée par la voix de Wayne Coyne montée sur des arrangements étrangement sobres, la conclusion apparaît alors, derniers mots prononcés de l’album : « Tout ce que nous avons jamais eu est maintenant, tout ce que nous avons est maintenant, tout ce que nous aurons jamais est maintenant ».
On pourrait blablater des heures sur le chant de Wayne Coyne. Son indécision asexuée et pubescente entre l’enfant frêle et le père rassurant ne pouvait être plus en phase avec le thème de l’album. La fragilité de son timbre, particulièrement frappante sur In The Morning Of The Magicians et ses soupirs de désespoir, est travaillée avec soin : il y pousse sa voix dans les aigus, à la limite du falsetto, où il demeure en équilibre, comme coincé aux frontières de l’âge adulte. La patte du chant Waynecoynien transparaît dès Fight Test, réminiscence inconsciente (c’est ce que dit Wayne Coyne. Si c’était quelqu’un d’autre, on ne le croirait pas et on crierait au plagiat) du Father & Son de Cat Stevens, mais en mieux : comme dans tout l’album, Coyne a ici un phrasé rythmé et acrobatique, jonglant avec des métriques vocales irrégulières tout en restant naturel, gardant un ton jeune et alerte. Et il est moteur d’un pic émotionnel rarement atteint lorsque le chevauchement du dernier couplet avec le refrain participe de l’explicitation de la confusion du narrateur. Les textes écrasent aussi par leur beauté et leur justesse ceux du sieur Yusuf Islam, dont le Father & Son, narré côté « Father » d’une manière extraordinairement stéréotypée, trouve ici son pendant « Son », neuf et poignant. Bref, coupons court au débat s’il en eut jamais été un : Fight Test >>> Father And Son.
Yoshimi Battles The Pink Robots, c’est aussi un récit bâti sur d’habiles astuces narratives. La diégèse de l’album se fait à trois voix, tantôt à la première personne, tantôt à la deuxième ou à la troisième, parfois même, sur les instrumentaux, pas de narrateur du tout. Ou plutôt, un système Prokofievien où les instruments assument la fonction diégétique. Tout cela a un but : approcher délicatement l’auditeur en lui faisant croire tantôt que Yoshimi est le narrateur (Fight Test : « I don’t know where the sunbeams end and the starlights begin, it’s all a mystery » ; Are You A Hypnotist : « I have been tricked again into forgiving you »), tantôt que Yoshimi est un personage de l’album (Yoshimi Pt 1 : « The name is Yoshimi, she’s a black belt in Karate »). Mais sur un Do You Realize ?? à la deuxième personne, tout se fait enfin clair : Yoshimi, cette fille naissant au monde, sa crainte de la métastase, ses incertitudes, ses émotions indomptables, ses angoisses métaphysiques, c’est « toi ». Le narrateur s’adresse directement à l’auditeur sans plus avoir recours à des avatars (la première et la troisième personne sont entièrement absentes du morceau), et l’emphase sans pareille de la chanson (surtout comparée au calme olympien du It’s Summertime qui la précède), boostée par les chœurs, les sons de cloches et les accords acoustiques martelés, fait figure de catalyseur.
Do you realize that everyone you know someday will die ?And instead of saying all of your goodbyesLet them know you realize that life goes fastIt’s hard to make the good things lastYou realize the sun don’t go downIt’s just an illusion caused by the world spinnin’ round
All We have Is Now inclut l’auditeur et le narrateur dans ses textes à la première personne du pluriel cette fois :
« You and me were never meantto be part of the future -All we have is now -All we’ve ever had was nowAll we have is nowAll we’ll ever have is now”
Cette trame narrative est servie par un élément crucial : la basse. Chaud et prégnant, ce son est un second élément d’humanité, avec la voix de Coyne, perdu dans un monde synthétique où même la batterie prend des accents électroniques et la guitare acoustique saute comme un disque rayé (Yoshimi Pt .1). Qu’est-elle alors, cette basse chaude et rassurante formant sur chaque titre un thème mis en évidence ? Un père. Un point d’accroche émotionnel accompagnant Yoshimi dans sa trajectoire initiatique pour finalement disparaître peu à peu. Sur Fight Test, son thème électronique enveloppe le narrateur pour le consoler de sa déconfiture ; Dans Are You A Hypnotist, lorsque cette basse-figure-tutélaire disparaît, seul demeure un champ nu de chœurs synthétiques, précipice inquiétant, par contraste, des vertiges existentiels de Yoshimi ; sur It’s Summertime, le thème de basse au delay mis en évidence dès les premières mesures montre un père qui s’efface progressivement. Il n’est ensuite qu’un instrument parmi d’autres dans la fanfare épiphanique Do You Realize, la prise de conscience All We Have Is Now et le plus beau panneau « FIN » imaginable, Approching Pavonis Mons By Balloon.
Le son électronique crypto-8bitien complétant la basse, le choix du nom Yoshimi (japonais, terre d’adoption du jeu vidéo), les voix modifiées, l’environnement froidement synthétique ainsi que le thème du combat contre des robots ne seront donc sans rappeler les balbutiements de l’univers vidéoludique. Le plus fort est que cet environnement fortement connoté, loin de former un univers « décalé » ou « ironique » (« tu-peux-pas-comprendre-c’est ») comme un fard de pute à hipsters, trouve sa justification dans l’âme du disque : à l’instar d’un jeu vidéo, Yoshimi Battles The Pink Robots est une œuvre interactive, qui se nourrit de son auditeur comme celui-ci se nourrit d’elle. En le posant comme personnage principal, elle procède d’une immersion requérant non seulement une oreille attentive mais également le plein concours émotionnel (voire sémioticien si le cœur lui en dit) de l’auditeur pour remplir sa fonction, à savoir guider celui-ci vers la maturité via une progression de sons, de sens et d’émotions.
On ne peut alors que dresser un parallèle avec l’une des autres grandes œuvres initiatiques de notre temps, Scott Pilgrim Vs The World. Outre les similitudes thématiques largement étudiées par Nonoostar, on y trouve des ressemblances dans le caractère des personnages : De part et d’autres l’esprit fantasmagorique du personnage principal change des événements somme toute communs en des péripéties merveilleuses, cette candeur achevant de le rendre attachant aux yeux / oreilles du spectateur / auditeur. Par exemple lorsque Knives Chau, cachée derrière la cabine téléphonique où se trouve Scott Pilgrim, décrit au téléphone les vêtements qu’il porte, celui-ci prend peur, et la seule question qui lui vient tout naturellement à l’esprit est « Are you psychic ? » (« Tu es médium ? »), on trouve presque l’exact double de cette scène au moment où Yoshimi, étonnée par sa propre capacité à pardonner quelqu’un qui vient de lui faire une crasse (« I had forgiven you for tricking me again, but I have been tricked again - Into forgiving you »), demande, dans une touchante naïveté : « Are you some kind of a hypnotist ? Waving your powers around – The sun eclipse behind the cloud ».
Ainsi, dans les deux cas, l’imagination des personnages occupe l’environnement formel dans lequel ils évoluent : l’image pour Scott Pilgrim, la musique pour Yoshimi. L’univers de cette dernière s’emplit de mechas bourrins (Yoshimi Part 2 réussit l’exploit de rendre toute la violence et la virtualité du combat contre les robots par des coups de boutoir synthétiques et rythmés sans écorcher les oreilles de l’auditeur), de voix off (Fight Test), parfois même des paysages merveilleux tout droit sortis d’un Disney (le passage précédant le couplet de In The Morning Of The Magicians). L’album des Flaming Lips est donc également une œuvre sur le pouvoir de l’imagination, sujet qui n’est que trop en phase avec le thème principal, puisque le passage à l’âge adulte induit un changement fondamental du rapport à l’imaginaire. Un imaginaire créateur d’illusions sur un Ego Tripping At The Gates Of Hell au chant hébété, de désespoir sur Fight Test, mais finalement de merveilleux sur Approaching Pavonis Mons By Balloon qui montre l’héroïne maîtresse de ses émotions et donc de son imagination, libre devant la vie.
L’album fut maintes fois comparé aux productions de My Morning Jacket, fait étonnant au vu des backgrounds a priori opposés des deux groupes… Mais en réalité, c’est lorsque les Brian Eno de l’Oklahoma tempéraient leurs innovations technologiques effrénées au profit de davantage de pistes acoustiques et que les Neil Young du Kentucky réalisaient une hybridation de leur folk champêtre à grands renforts de sonorités plus modernes, que ces deux groupes a priori diamétralement opposés se rejoignirent petit à petit pour ce qui sera le meilleur double album de la décennie passée, voire de toutes les décennies passées et futures, à savoir Yoshimi + Z, la naissance au monde et la mort.
[1] Il fut même question, un temps, qu’il soit adapté à Broadway par Aaron Sorkin (les scripts géniaux de l’immense Social Network et de l’époustouflante série The West Wing)
Vos commentaires
# Le 1er octobre 2011 à 01:49, par Pimous En réponse à : Yoshimi Battles The Pink Robots
"(comme la chanson conçue pour être jouée simultanément sur 12 iPhones en même temps… Non mais des iPhones, quoi !). "
Ça marche sous android.
Ils sont pardonnés.
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