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mercredi 15 avril 2015
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par Sylvain Golvet le 30 janvier 2007
paru le 20 novembre 2006 (Anti / PIAS)
Tom - Eeeuuu - Waiiiitts, c’est l’Amériqueeeuuu !
Derrière ce calembour, certes un peu débile, se cache un fond de vérité. Le chanteur représente, comme autrefois son jeune homologue de littérature (Tom Sawyer, vous l’aurez compris) un concentré de la culture des États-Unis, en tout cas dans son aspect le plus populaire ou folklorique du terme.
Alors, pourquoi sortir un triple CD ? Il semblerait que Tom Waits ait envie en 2007 de faire une sorte de bilan de carrière. Mais plutôt que de nous sortir un vulgaire "best of", il préfère nous gâter avec des inédits, des reprises et des collaborations parus sur d’autres galettes. Après un Real Gone qui signait son retour à l’esprit bluesy déglingué de l’époque Swordfishtrombone/Rain Dogs, voici donc Orphans, avec ses trois enfants nommés Brawlers, Bawlers et Bastards. Chacun développe un des aspects de sa carrière de l’homme à la voix la plus éraillée du monde.
Brawlers, le premier, continue sur la lancée de Real Gone, dans la veine la plus underground (« There’s a world, Going Down, Underground... ») au sens strict du terme. Les amplis sont saturés au maximum, la rythmique est bestiale, la voix semble sortir d’un tuyau venant du centre de la terre. Grâce notamment à Marc Ribot, son guitariste fétiche, il nous gratifie de chansons blues dépouillé jusqu’à l’os. Mais là où d’autres se perdent à vouloir rejouer le blues tels qu’ils l’ont sagement appris, lui préfère digérer le genre à sa sauce, en le mélangeant à des rythmes latinos notamment. Et puis, ses chansons semblent venir du fond des âges, en tout cas d’une période où le mot « Pro Tools » était loin d’être inventé. Sur The Return Of Jackie And Judy (une reprise des Ramones), la rythmique et la mélodie se confondent jusqu’à ce qu’on ne puisse distinguer l’une de l’autre.
Bawlers pratique, lui, l’apaisement. Le folk y est plus largement représenté, avec ses ambiances mélancoliques à base de banjos, de pianos, d’accordéons,... On se retrouve plongé au fond d’un bar désert, où un vieux chanteur oublié vous glisse ses souvenirs dans le coin de l’oreille. Le disque jongle aussi avec l’aspect jazzy de la première partie de la carrière du chanteur ou de celle d’Alice. La contrebasse y est bien ronde et la batterie effleure à peine les peaux. Certes plus monotone que le premier, c’est le disque idéal pour un rendez-vous romantique, mais aussi pour pleurer à chaude larme.
Quant à Bastards, plutôt que de nous parler de ses progénitures (qui jouent d’ailleurs sur les disques), Tom Waits veut nous faire découvrir ses influences. À l’instar de Bruce Springsteen qui nous a gratifié en 2006 de ses très folkloriques Pete Seeger Sessions, il convoque ses aïeux. Ça commence avec Kurt Weill et Bertolt Brecht (What Keeps Mankind Alive), qui avec leur Opéra de Quat’ Sous lui a donné goût aux ambiances de cabaret. Il revisite ensuite certains de ses écrivains fétiches, en lisant ou chantant des textes de Bukowski ou Kerouac. On retrouve aussi ce duo avec Mark Linkous de Sparkelhorse, Dog Door, déjà paru sur le It’s A Wonderful Life de ces derniers. C’est certes le disque le plus difficile à écouter, le plus décousu, mais c’est celui qui sonne comme le plus personnel pour le chanteur, celui où il nous fait partager d’où il vient.
Ce qui ressort de ces 56 titres, c’est l’extraordinaire élasticité de cette voix. Des murmures au cris de rage, voire au beatbox, Tom Waits, loin de toute idée de performance, s’adapte à tous les univers et donne vie à ses personnages. Car c’est aussi un magnifique conteur, perpétuant une tradition orale qui se perd. Il se met tout simplement dans la peau des personnages qu’il interprète à merveille (n’oublions pas qu’il est aussi un acteur accompli). [1] Comme il le dit lui-même : « I try my best to chug, stomp, weep, whisper, moan, wheeze, rage, whine, and seduce. My voice is really my instrument. » (« Je fais tout mon possible pour souffler, battre, pleurer, chuchoter, gémir, haleter, enrager, pleurnicher et séduire. Ma voix est vraiment mon instrument. »)
Orphans nous fait plonger pendant 3 heures dans l’autre Amérique, celle des paumés, des freaks, des pianos-bars et des chiens errants, au sens propre ou figuré (le mot dog est très souvent employé). Tom Waits rend hommage à la culture populaire américaine dans son ensemble quelle que soit son origine. Il s’amuse avec le blues, le jazz, le gospel mais aussi la musique irlandaise ou sud-américaine. Alors oui, sur 3 heures c’est long, il y a des baisses de régime. Tout n’y est pas excellent et certains morceaux sont dispensables. Mais la cohérence du projet nous donne à la fois envie de se replonger dans la carrière du « barde » et d’en espérer une suite aussi passionnante.
[1] On peut le voir dans Short Cuts de feu Robert Altman ou dans des films de Jim Jarmusch comme Down By Law ou un sketch de Coffee And Cigarettes.
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