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par Ellinoa le 6 juillet 2011
Paru le 27 août 2002
C’est la question que l’on s’est tous posée à un moment ou à un autre en classe de première, lors de l’un de ces interminables cours de français de fin d’après-midi : « mais Madame, vous pensez vraiment que l’auteur il a réfléchi à tout ça quand il a écrit son paragraphe ? ». J’avoue ne pas avoir été planquée dans l’étui d’une des Maton de Josh Homme le jour où la QOTSA crew a composé, d’une manière ou d’une autre d’ailleurs, The Sky is Fallin’.
Comme nous le rappelait il n’y a pas si longtemps le camarade Verley, en musique non plus, il n’y a pas de magie qui ferait le divin pont entre l’idée de départ et le produit fini.
Il y a de l’inspiration, qui n’est jamais qu’une sorte de coming together propice d’influences et de codes particulièrement bien digérés, et qui oriente le musicien dans sa démarche. Mais il y a surtout du labeur et de la maîtrise.
Les sons qui composent un morceau de musique ne sont pas arrivés là par hasard. Ils se définissent tous par leur timbre, leur hauteur, leur durée, leur intensité, leur organisation relative et j’en passe, autant de paramètres maîtrisés au moins dans une certaine mesure par le compositeur, qui les manie du mieux qu’il peut pour arriver à ses fins : déclencher de l’émotion chez son futur auditeur. Mieux, sans que ce dernier ait besoin de l’érudition nécessaire à son élaboration (ou pas).
Certes, c’est un peu plus subtil qu’un simple poussé de boutons synaptiques et hormonaux – qui plus est très variable d’une personne à l’autre, d’une circonstance d’écoute à l’autre. Il serait bien sûr idiot de chercher une causalité stricte et absolue entre l’intention du compositeur et l’enchevêtrement de sons qu’il aura produit, pas plus qu’entre ce morceau et son impact sur l’auditeur.
Mais qu’une œuvre puisse dépasser les prétentions de l’auteur, ou prendre un sens nouveau au moment où elle atteint les oreilles de son public ne fait pas non plus d’elle un objet chaotique et intouchable. Il existe un langage musical, comme le langage humain, à peu près universel et instinctif, mais également précis et éprouvé. Contrairement à ce que l’on pourrait croire compte tenu de l’infime corpus des tentatives de ce genre, rien ne nous empêche de nous amuser à faire le travail dans l’autre sens : repartir de l’œuvre pour en démêler les ficelles – du moins d’en fournir une lecture avec les outils dont on dispose.
Ça tombe bien, ça fait partie des choses que l’on aime faire sur Inside Rock : ouvrir les boîtes noires, dépasser le sempiternel saut quantique entre les inspirations et les impacts d’une œuvre, pour plonger enfin dans la musique.
Tentons donc l’exercice avec The Sky Is Falling.
Le morceau commence in medias res, et l’on est immédiatement plongé dans une ambiance très particulière. La pulsation, d’abord. Le tempo coïncide avec celui des secondes (60 bpm), quoique légèrement en retrait : la marche inexorable du temps est retenue le plus possible. La division ternaire de l’unité de temps imprime un rythme qui tangue.
Chaque note, chaque son, gonflé de réverb, résonne et se mélange aux autres. Les arpèges d’une guitare claire mais grinçante s’envolent ; des harmoniques scintillants viennent s’accrocher à la voûte céleste que dessinent d’autres nappes de guitare plus discrètes. Dans ce grand bain surnagent les chants incantatoires de la basse et des chœurs, soutenus par une batterie entêtante : aucune cymbale, principalement le son sourd des toms qui roulent.
Sur cette introduction, plutôt qu’une progression harmonique, ce sont deux accords qui dans leur répétition esquissent une réalité à deux facettes. En langage musical, ces deux humeurs complémentaires sont exprimées par le principe des gammes relatives [1].
En effet, nous sommes en mode de ré [2] : un mode mineur avec tout ce qu’il peut avoir de mélancolique, mais dont la sixte (le sixième degré) est majeur(e), ce qui lui donne une coloration plus "ouverte". Émotionnellement, cette simple note différente change la tristesse solennelle du mode mineur traditionnel en quelque chose de plus subtil : un renoncement fataliste, mais plus léger, plus serein [3] .
Si le mode de ré est un mode mineur biaisé, sa projection majeure [4], le mode de fa, l’est tout autant. Au lieu du bonheur sans ombre qu’exprime le mode majeur, ce mode majeur biaisé par sa quarte augmentée [5] véhicule des sentiments plus complexes : curiosité, expectative, étonnement, espoir.
C’est justement ces deux couleurs complémentaires qui s’expriment dans l’enchaînement des deux accords de l’introduction, tenus ensemble par la complainte entonnée par les chœurs : une mélodie qui descend en ondulant, s’attardant particulièrement sur une note-pivot… précisément la note « biaisée » qui nous fait sortir du diptyque mineur/majeur et nous plonge dans la richesse de la musique modale. Cette note, au centre du motif symétrique tracé par la mélodie, assure la transition entre les deux accords, et lie inexorablement ces deux humeurs.
Tous ces indices soniques et linguistiques brossent les contours d’un monde suspendu – entre deux avalanches apocalyptiques, comme on le verra par la suite. Les chœurs se fendent en suppliques légères et hypnotiques, à s’en donner le vertige. Conscients du tragique de leur condition, de l’imminence de leur fin, ils l’acceptent pourtant avec calme et sérénité, tout enivrés qu’ils sont de l’habillage sonore qui les protège. Le ciel est sur le point de tomber, mais pas d’inquiétude…
Ce havre évanescent ne va pas tarder à se faire prendre d’assaut par la première avalanche : soudain une guitare agressive (0:32) vient crescendo le déchirer de son martellement implacable, nous ramenant brutalement à une réalité apocalyptique.
Deuxième introduction (0:34). Plus rien en commun avec la première. Plus d’overdubs lancinants : on n’a plus qu’une guitare, une basse et une batterie, toutes les trois surmixées, rêches et corrosives. Plus aucune réverb : les sons tranchants et saturés s’arrêtent net. Plus de mélodie qui tangue, mais des salves de croches mitraillées par groupe de cinq qui cisaillent le silence. En renfort, une batterie qui a retrouvé l’usage de ses cymbales acérées.
Sur les quatre premières salves, l’harmonie est réduite à sa portion congrue : des power chords qui pilonnent les degrés forts (quarte, quinte). Les salves suivantes, même plus encadrées de silences, sont une véritable digestion de tout ce qui faisait la subtilité de l’introduction. C’est le même accord mais braillé tellement fort qu’il ne veut plus rien dire. Ainsi cette seconde partie détruit-elle méthodiquement les derniers échos de tout à l’heure. On entend très nettement les morceaux de la voûte céleste se détacher et s’abattre sur le monde.
Là dessus vient se poser la voix de Josh Homme, un peu en retrait, et qui dans le chaos ambiant reste planante. « The Sky is falling », constate-t-il avec fatalisme. La dégringolade du ciel, c’est celle des espérances du narrateur, tous ses illusions et ses efforts pris d’assaut par une réalité qui ne pardonne pas. Des paroles à la fois intimes et universelles, qui étaient en fait ce que les chœurs de tout à l’heure avaient voulu dire.
La mélodie prend garde à ne pas trop s’éloigner de la quinte (du premier, puis du second accord), une posture qui la garde en sécurité ; c’est un commentaire que nous livre le narrateur, plus qu’une situation vécue de l’intérieur.
The sky is fallingHuman race that we runHas left me crawlingStaring straight at the sunAll in a moment I noticeEvery dog has his dayI paid attentionCost me so much today …
Sur la seconde partie du couplet (1:25), l’harmonie change pour la première fois depuis le début du morceau, pour tracer cette fois un chemin dynamique, un genre de descente chromatique, dans lequel se perd quelque peu le jeu modal que l’on avait jusqu’ici. Une manière pour le narrateur de prendre encore davantage de recul en détachant son regard de la rythmique oppressante et répétitive, afin de pouvoir parler plus ouvertement, et de se rendre à l’évidence de son échec. Les silences ont complètement disparu, le son est continu, les cymbales prennent tout l’espace, la tension monte de plus en plus et outrepasse même ses limites naturelles jusque dans une mesure supplémentaire.
Jusqu’à ce refrain (1:44), qui s’ouvre, ô libération, par un accord majeur ! Majeur, oui, sans ambigüité ; autant dire, un triomphe, celui du moment où on embrasse complètement la réalité, si tragique soit-elle, et de l’apaisement que cela peut apporter. Ferme les yeux et écoute l’univers prendre fin autour de toi, c’est délicieux. La mélodie, harmonisée à la tierce et interprétée en voix de tête [6], descend en bondissant parmi les éboulis du monde. Les éléments continuent de se déchainer, mais dans l’éclat d’une trouée lumineuse parmi les nuages sombres.
Un triomphe peut-être, mais de courte durée. Cette nouvelle incantation n’est chantée que deux fois, autant dire rien comparé aux multiples répétitions dont est fait le morceau. Et sans attendre, dans une nouvelle rupture de ton, on retourne à notre introduction (2:01). Vraiment ? Le cocon qu’on avait laissé tout à l’heure a changé… D’un point de vue harmonique et mélodique, on y trouve à peu près les mêmes choses, mais légèrement discordantes : les coups de cymbale et de caisse claire se multiplient, les overdubs aériens ont disparu, la guitare s’est décrochée des cimes pour retomber au niveau des chœurs, la basse est de plus en plus envahissante… Plus rien n’est donc à l’abri.
Et c’est reparti pour un tour (2:18), lancé par la même guitare profanatrice. A nouveau, les salves implacables batterie/guitare/basse, en dessous d’un chanteur qui contemple l’étendue des dégâts et la vacuité du monde pris d’assaut. Face à la désillusion du premier couplet grandit une lassitude résignée, devant la terre métaphorique qui continue de trembler. Jusqu’à la seconde partie du couplet (3:09) qui va plus loin que la première fois. Les accords se déploient sur un mode résolument mineur (la sixte majeure a disparu) : on sent la colère du narrateur grandir. Il erre sur un chemin harmonique plus sinueux, jusqu’à tourner en rond sur trois accords qui n’ont aucun lien harmonique évident, mais qu’il arpente par quatre fois en ruminant son « That has drained my life so long ». L’obsession grandit, les mesures s’amoncellent plus que de raison (9, 10, 11…), jusqu’à ce que l’accord se bloque, dans un rythme de disque rayé : la corde casse, les deux voix atteignent leur limite.
Et revoilà le refrain (3:49), aussi splendide et libératoire que la première fois, mais plus long. Les guitares viennent alternativement s’élever pour souligner la ligne de chant. Ce royal exutoire pourrait marquer la fin du morceau. On a fait deux fois le voyage à travers nos deux tableaux : incantations planantes et chutes cataclysmiques. On est passé par toutes les humeurs possibles, acceptation, désillusion, colère, abandon salvateur. Et pourtant, d’on ne sait où, s’invite sans prévenir un interlude (4:23) bien étrange. Sa construction et sa sonorité sont très proches de ceux de l’introduction, mais tous ses paramètres semblent inversés. Le binôme harmonique est cette fois issu du mode mineur mélodique, c’est-à-dire le plus résolument plaintif qui soit. La guitare prend son indépendance et s’autorise enfin à chanter, la batterie explore des pistes nouvelles tandis que la basse au contraire reste sobre. Tout le contraire de ce que l’on a vu jusque là !
On ne saura jamais vraiment ce que tout cela signifiait, et ça n’est pas si grave, puisqu’un dernier refrain (4:57) encore plus éclatant vient enfoncer le clou, servi par une batterie encore plus violente. Trouver sa libération dans la perte de tout espoir, fermer les yeux et faire enfin disparaître le monde jusqu’à perte complète du signal.
[1] La relative d’une gamme majeure est la gamme mineure (et inversement) que l’on peut chanter à partir de la première sans en changer la composition, mais en la faisant commencer à un degré différent. Ces deux gammes, bien que d’humeurs opposées, entretiennent une relation très étroite tant il est facile et naturel de passer de l’une à l’autre.
[2] Le mode désigne l’ensemble des notes utilisées dans les accords et la mélodie d’un morceau, et leur organisation sur une échelle de sons. Par exemple, le « mode de ré » (dorien) se caractérise par l’ensemble des intervalles créés par la gamme jouée à partir de ré, sur les touches blanches d’un piano. En l’occurrence, ce sont les mêmes que ceux de la gamme mineure, à l’exception de la sixte (sixième degré) qui est « majeure » c’est à dire un demi-ton plus haut qu’en mineur.
[3] D’un point de vue psychoacoustique, le second tétracorde du mode mineur harmonique (c’est-à-dire ses quatre dernières notes) commence par un demi-ton, qui à l’oreille le rend particulièrement fermé et plaintif. Au contraire, celui du mode de ré commence par un ton qui relance à mi-parcours la dynamique de la gamme. Le septième degré, mineur dans les deux cas, passe, en mode mineur, pour une sentence implacable, alors qu’en mode de ré, le demi-ton qu’il forme avec le sixième degré sonne bien plus chantant et léger.
[4] C’est bien entendu un gros abus de langage que de parler de modes relatifs, étant donné que la relativité n’a de sens qu’en musique tonale (où seuls les modes majeur et mineur existent) et surtout pas modale (puisque si on s’en tient à la définition, tous les modes naturels pourraient être « relatifs »). Mais une relation spéciale unit tout de même le mode de ré, qui est presque un mode mineur, à la gamme émanant de son degré IIIb (comme le ferait une relative majeure). On pourrait dans ce cas là parler de « projection majeure » du mode.
[5] Sur le degré IIIb (pivot de la relativité des gammes), la sixte majeure du mode de ré devient la quarte augmentée du mode de fa
[6] Manière de chanter dans l’aigu, d’une voix en général légère et détimbrée
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