Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Béatrice le 23 novembre 2010
Paru le 25 mars 2008 (Third Man Records/ Warner)
Il était une fois, ou peut-être n’était-il pas, quatre troubadours américains, qui trimballaient leur collection d’instruments flambants ou biscornus et leur malles de déguisement d’autoroutes désertes en larges avenues urbaines, de motels en palaces et de cabarets en scènes à ciel ouvert. Acteurs, conteurs, imposteurs, rabouteurs d’anecdotes, alchimistes d’épopées… musiciens ? Il paraît, ou peut-être ne paraît-il pas. Leurs noms ?
Patrice Keeler, "batterie et répercussions", pose en costume d’aviateur (blouson, gants, casque, lunettes), le regard tourné vers le ciel, comme prêt à faire s’envoler sa vieille moto décorée d’une couronne de fleurs.
Brendan Benson, "sing string ring ding dong", poète-ornithologue, parti en costume de soirée enregistrer des chants d’oiseaux plutôt que pérorer et becqueter. Jack White III, "Voix, Frets, Stylophone, Pianos et organes vitaux", savant fou spécialisé dans l’étude des crânes humains, des ossements et des caisses de résonance et gramophones.
Jack L. J. Lawrence, "basse, banjo et vocalité de soutien", embarqué dans une coque de noix en carton-pâte, sur une rivière du même acabit, accompagné par deux écureuils et un chat noir.
Leurs faits d’armes sont multiples, reconnus et salués, dans leurs domaines respectifs – blues de garagistes aux cornes vertes, arabesques pop aux boucles dorées, minimalisme rouge-noir-blanc démoniaquement excentrique. Ils ne s’en cachent pas, ils changent juste de costumes avant d’entrer en scène ensemble. Ils adaptent leur répertoire aussi, essayant de raccommoder les pans de mythologie qu’ils maîtrisent le mieux, s’efforçant d’en faire un tapis chatoyant, plutôt qu’un patchwork de grand-mère. Quoi qu’il en soit, puisque les musiciens ne sont après tout qu’une sous-espèce des saltimbanques dont la vie se joue sur les planches, ensemble ou séparés, en costume de scène ou en costume de voyage, tout ce qu’ils cherchent à faire, c’est raconter des histoires. Oui, ils se font même appeler les Raconteurs. Quand on les voit, on se demande d’où ils sortent : ils racontent des histoires, mais pas la leur. Celle-là, il faut la deviner, ou alors l’inventer, à partir des deux-trois indices qu’ils sèment sur leur chemin. Ohio-Michigan-Tennessee, car c’est une histoire américaine, comme celles qu’ils racontent. Est-ce que sur leur route on croise vraiment des lions à deux têtes et des parades défroquées comme ils le clament en couverture de leur recueil, libre à vous d’en décider. Avec ou sans cette cohorte, leur route n’est pas des plus faciles.
Raconteur d’histoire dans un univers de fiction, c’est une vocation ingrate. Facteur dans un univers d’e-mails et de réseaux numériques, aussi. Nos quatre doux-dingues sont donc de véritables doux-dingues, car ils voudraient réconcilier les deux, et envoyer des missives fictives à quiconque voudra bien les écouter/croire/lire. Charles William Eliot, qui fut président d’Harvard pendant quarante ans (encore une fondation de mythe américain qui traîne dans les parages), entre deux salves verbales condamnant le football américain, fit graver sa conception de la noble institution postière sur un des bureaux de poste de Washington, D.C. : "messager de sympathie et d’amour, serviteur des amis séparés, consolateur du solitaire, lien de la famille éparpillée, amplificateur de la vie commune". Modestes (?), les quatre se contentent de s’auto-promouvoir consolateurs du solitaire. C’est plus rock’n’roll, me direz-vous. Après tout, c’est de là qu’ils viennent, et ça, ils ne pourront pas s’en cacher bien longtemps. D’ailleurs, quiconque les écoutera d’une oreille trop peu attentive risque fort de n’entrevoir de leurs histoires que les racines rock’n’roll (qui prennent de la place, parce que, comme on ne leur a jamais appris à se cacher entre les lignes, elles n’ont d’autres ressources pour exister que de se faire remarquer sans s’embarrasser de coquetterie ou de séduction voilée). Le quiconque pourrait alors se trouver légèrement déçu, s’attendant à un peu plus de la part de messieurs à l’accoutrement suranné qu’à une charge de rock à propulsion, si bien troussé soit-il. Le quiconque pourrait même en venir à se dire que ces raconteurs lui en ont raconté une belle, et l’ont bien fait marché, à se faire passer pour des bardes, mais que si c’est tout ce qu’ils ont, comme histoire, dans leur besace, il ferait mieux d’aller discuter avec le facteur. Ou alors, le quiconque, ayant loupé le passage quotidien du facteur et estimant à juste titre que la consultation compulsive de ses mails n’a rien de comparable, pourrait pencher sa deuxième oreille plus attentive sur la chose. Cela pourrait amener le quiconque à revoir son jugement et le consoler de ce que le facteur, vil colporteur de faux espoirs, n’a souvent rien pour lui dans sa besace, en fait.
De toute façon, le rock’n’roll des Raconteurs est en lui-même suffisamment intéressant pour qu’on y prête attention – et c’est heureux, car ils sont censés en être des artisans habiles et entraînés. Ils ont bien mélangé leurs mixtures, mieux que la première fois qu’ils s’y étaient essayé, se risquerait-on même à affirmer, mariant leurs volutes pop onctueuses, leurs rythmiques blues consistantes et leurs excentricités calibrées et épicées dans le moule de leur ancêtre commun (un hypothétique hybride taillé dans le rock, sont souvent cités des bestiaux tels que Led Zeppelin, The Who, Badfingers.) Comme ils connaissent leur boulot, et que les refrains entraînants, les couplets accrocheurs et les riffs rentre-dedans ont assez peu de secrets pour eux, et qu’ils ont maintenant affiné leur sens des proportions et savent doser avec plus de finesse et de précision, le résultat est solide, riche et appétissant. Bon. Très bien. Mais non contents de donner plus de cohérence et de cohésion à leur univers musical, ils ont fait subir le même traitement à leur univers tout court, se décidant enfin à porter dignement leur nom (parce que les Broken Boy Soldiers et leurs bouilles défigurées par les bleus et les bosses, il y avait de l’idée, mais la personnalité de l’entité fusionnelle restait encore assez embryonnaire). Il fallait bien que ça arrive, diront certains. Après tout, le génie de Monsieur Blanc ne réside-t-il pas dans sa capacité à entourer des numéros somme toute relativement simple et classique d’une aura fictionnelle aussi dense que singulière ? L’homme à rayures (ici dérayé) qui a divorcé d’avec sa sœur après que tout le monde eut découvert qu’elle (n’)avait (pas) été sa femme est un virtuose de l’embobinage, capable de transformer un blues en trois accords et autant d’instruments en un chapitre d’épopée brindezingue (et tricolore, cela va s’en dire), capable de faire résonner les pas des fantassins d’une armée de sept nations dans une simple progression d’accords de quinte… Un as démoniaque du racontage à l’américaine, avec à ses côtés Sir Benson, mage angélique de l’indécision insouciante. Deux comme ça, s’ils arrivent à accorder leurs violons (heu, guitares, en l’occurrence), peuvent faire miroiter un beau mirage d’étincelles sonores…
Celui qu’ils ont concocté sent la poussière des grands chemins, l’âpreté des grandes plaines, l’incongruité des parades d’Halloween en plein avril, la liberté refoulée qui se rebelle, la solitude et l’insécurité du voyageur, les rencontres éphémères et les relations fugitives, et toutes ces images légèrement fanées mais immémoriales et indémodables (comme les costumes, les drapeaux, la parade qui déguisent la pochette) : une histoire de vendetta tragique sous le soleil sudiste, dont seul le laitier connaît la fin (Carolina Drama), des violons qui s’excitent comme pour une square dance (Old Enough), des trompettes qui se font menaçante pour annoncer aux aventuriers imprudents qu’ils pénètrent en territoire hostile (The Switch and the Spur)…
Mais nos raconteurs ne se laissent heureusement pas enfermer dans un folklore désuet – ils sont bien trop irrévérencieux pour ça, ou alors ils le connaissent trop bien. Du coup, ils jouent avec. Les gimmicks, riffs, mélodies, cassures de rythme impromptues se font un plaisir de se montrer les plus impertinents et indisciplinés qu’ils peuvent. Mr. Jack saupoudre l’affaire de ses chères rimes en "-tion" (Salute Your Solution aligne les situation, consideration, vacation, information, intention, satisfaction et autres complication avant de se faire rattraper par Attention à l’autre bout du disque), ou nous promet une histoire que "tout le monde raconte, mais dont personne ne connaît la fin" (et dont il omet la fin, bien sûr). Ou alors le doux Brendan se fâche, lâche un "Go ahead, go ahead and smash it on the floor…" en se cachant derrière sa nonchalance inébranlable, puis hurle avec les pierres, et c’est toujours de la comédie, de celle qui appelle à la rescousse les vieux trucs des anciens du métier, et qui va puiser dans les classiques. Mais comme toujours quand la comédie puise dans les classiques et recycle les vieux trucs des anciens, ça marche, parce que miraculeusement, classiques et vieux trucs parviennent toujours à s’adapter au contexte et s’actualisent comme des grands (à moins que ce ne soit sous la tutelle des grands, qui le font tellement bien qu’on ne devine même plus qu’ils sont passés par là).
Peut-être que pour raconter un beau mensonge il faut d’abord y croire à moitié… mais juste à moitié… et que pour jouer une bonne comédie il faut la prendre à moitié au sérieux… mais juste à moitié… et que pour prendre des allures tragiques il faut d’abord rire de soi à moitié… mais juste à moitié… Pour le coup, l’affaire a été emballée en moins de deux mois, de l’enregistrement à la publication, comme si tout ça comptait, mais pas tant que ça, ou ne comptait pas, mais un peu quand même ; du sérieux pas sérieux, du superflu qui a son importance. Par contre, coup dur pour le facteur qui souffre de concurrence déloyale, le résultat n’est pas à moitié réussi, loin de là. Plutôt deux fois plus (réussi) que deux fois moins.
Article publié pour la première fois le 14 avril 2008.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |