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mercredi 15 avril 2015
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par Vyvy le 1er juillet 2008
New Skin for the Old Ceremony n’entrera même pas dans les charts américains. Pour Cohen commence alors une période intrigante, de passage à vide, moralement et financièrement, qui se finira réellement en 1988 avec le succès d’I’m Your Man. Ce passage à vide de Cohen se traduit par une profonde remise en question, une nouvelle quête du soi.
Musicalement, on l’a dit, Cohen se croyait grillé. L’existence même de New Skin est donc un « miracle », tant il pensait avoir, a 40 ans, perdu la plume, comme à 14 ans il avait perdu l’hypnose. Juste après New Skin, Cohen –miraculé- enchaine directement, et, retravaillant avec Lissaeur, ils commencent un nouveau projet, Songs for Rebecca. Une belle poignée de chansons sont alors enregistrées, mais Cohen, n’aimant pas le résultat, tue le projet dans l’œuf. Il veut un nouveau son, un nouveau regard sur ses textes, mais il coince, n’écrit que peu, et toujours aussi lentement que d’habitude. Alors il part en tournée, pour sa plus longue tournée européenne d’alors, et même pour une petite tournée américaine, ou il est ovationné dans les clubs ou il joue. Un soir, Dylan passe même le voir…
Sa relation avec Suzanne elle, empire de nouveau. Une fille, Lorca, leur est née, mais leur relation s’est transformée en pitoyable brasier, plein de haine et de ressentiment. Cohen hésite, et d’Hydra où il passe seul (c’est-à-dire sans Suzanne, mais avec d’autres femmes) quelques mois en 1975 il ne sait s’il veut raviver sa flamme –il songe ainsi à épouser Suzanne à Jérusalem, en espérant que la sanction divine leur donnera un nouveau souffle- ou jeter de l’huile sur le feu, avec ses maitresses et ses rancœurs. Alors Cohen écrit. Il n’écrit pas de chansons, non, il travaille (encore, toujours, jusqu’à sa publication en 1978) sur Death of a Lady’s Man son nouveau recueil de poésie, qu’il promettra et ajournera tant de fois, que même le plus compréhensible des éditeurs, Jack McLelland, lui en voudra un peu. La couverture du recueil va reprendre la lithographie de la pochette de New Skin représentant une étreinte entre deux anges, probablement un homme et une femme. L’homme, le titre nous l’annonce, se meurt, en pleine étreinte : tué par l’amour ? par la femme ? L’homme qui meurt dans ce recueil n’est pas vraiment, enfin, plus vraiment Cohen. L’homme qui meurt, c’était l’homme, presqu’époux, de Suzanne. Pendant de très longues années maintenant, ils avaient été ensemble, et cela sentait la fin. Mais, tout comme avec Marianne, les affaires de Cohen mettent très longtemps à réellement se finir, chacun y allant de son petit effort mal-consenti pour faire vivoter un couple qui devrait mourir. Cette fois-ci, la chose est plus compliqué, car Suzanne lui a donné deux enfants, que Cohen adore, même si souvent de loin.
Car Cohen a toujours la bougeotte. Hydra, Montréal, Los Angeles, avec un détour par Nashville pour enregistrer Passing Thru avec Joan Baez, Ramblin’ Jack Elliot et Buffy Sainte-Marie, et le Mount Baldy, où il séjourne de plus en plus, se plongeant corps et âme dans le zen. Il accompagne ainsi Roshi en 1975 dans une tournée de temples japonais, et en revient encore plus déterminé à chercher et adorer la beauté. Cela se fait par le zen (et les femmes), jusqu’à ce que son corps le lâche et ne lui impose une pose forcée. Rupture de ligament dans un de ses genoux, et voilà le zazen, et donc tout le quotidien du centre, impossible. Cohen en profite donc pour se replonger dans sa religion, encore et toujours le judaïsme, en faisant en 1975 une courte pause dans sa manie d’utiliser le zen comme méthode pour mieux appréhender sa propre religion.
La pause tombe à pique, car CBS a besoin de lui pour aider à promouvoir un nouveau disque, The Best Of Leonard Cohen. Ce beau disque, comme sa photo de pochette le montre (on y voit Cohen devant un miroir, en 1968, évidemment dans une chambre d’hôtel…) est tourné vers le passé. Vers l’époque où du Leonard Cohen, ça se vendait. Ainsi, à part Chelsea Hotel #2 et Famous Blue Raincoat, le tout sonne très remâché des deux premiers Songs Of…. L’album est, et je cite Gilles Tordjman, « un bide cuisant outre-atlantique ». CBS est si fâché que le contrat de Cohen aurait même été remis en cause… Pourtant, Cohen trouve la force de continuer. Encore, et toujours. Annoncé mort plusieurs fois, has-been par ses ventes, il s’accroche pourtant, et le voilà encore en tournée. Car si l’album ne se vend pas aux USA, il s’arrache dans le vieux continent, et Cohen s’y donne à cœur joie, si bien qu’Ira Nadel raconte qu’un critique s’émeut de la vie qu’il met dans son chant, si différente de sa voix de studio.
Après la tournée, il passe l’été 1976 à Hydra avec Suzanne. Malgré la tournée réussite, son état mental n’est pas des meilleurs, et il n’arrive à rien, ni à écrire, ni à chanter. Heureusement, une visite d’Irving Layton sur l’ile vient le tirer un peu de son mouron. Une fois rentré de l’autre côté de l’Atlantique, il revient à Roshi et au zen. Il ne le quittera pas pendant les 20 prochaines années. Cohen s’est trouvé un roc, un maître apte à le conseiller, le guider. Il se laisse d’ailleurs un peu étouffer. À Los Angeles, il fait des allers-retours journaliers entre le ranch qu’il loue avec Suzanne (Leonard Cohen et la frustration du cow-boy) et le centre zen. Pourtant ce n’est pas la bonne compagnie qui manque dans ce ranch… Bob Dylan notamment y resta quelques temps après s’être séparé de sa femme, trouvant chez Cohen un endroit paisible. Où Cohen va, Roshi va, et vice-versa. Mais Cohen soudain se trouve un nouveau compagnon de jeu, qui s’avèrera un tantinet plus dangereux…
Nous voilà en 1977, et Phil Spector entre en scène. Oui, Phil Wall of Sound Spector, celui auquel on doit et River Deep, Mountain High et All Things Must Pass. Une pointure, donc. Ou plutôt, une ex-pointure. Un peu en bout de course, comme Cohen. Sur le papier, c’est parfait : un couple de losers qui par leur collaboration vont renaitre. Oui, mais ça ne se passera pas comme ça, et l’album qui sortira des séances d’écritures communes dans l’antre glacée de Spector (qui a toujours chaud semble-t-il), et de ces enregistrements tarés desquels Cohen fut viré après avoir été menacé d’un flingue par Phil qui lui susurrait un « I love you Leonard » à l’oreille, bref, de ce procédé qui ne ressemble en rien à ce que Cohen avait fait ou fera par la suite, est, dans les mots bien mérités, de Gilles Tordjmann une « bouse infâme ».
De cet ovni on retiendra Dylan et Ginsberg qui font des chœurs sur la très profonde Don’t Go Home With Your Hard On, bel exemple de la camaraderie dylanocohenesque alors en vigueur. On retiendra aussi un Memories et ses merveilleuses paroles (So won’t you let me see /
I said "won’t you let me see" /
I said "won’t you let me see
Your naked body ?" qui retrouvera une seconde vie, toute aussi kitsch mais bien plus réussie, en live lors des tournées suivantes, et sera notamment immortalisée sur le magnifique live de 1979 Field Commander Cohen, tour of 1979.
Tournée ? Live ? Tout cela nous signifie quelque chose : Cohen a beau clamer sa mort à coup d’œuvres commençant par Death – le recueil de poésie sortant enfin-, il est bien vivant, et reprend même du poil de la bête. Une embellie, morale, et musicale s’annonce… la commerciale pointera son petit nez quelques années plus tard.
Cohen se sort donc du marasme collinsesque. Pour se faire, il renie le bébé, mixé dans son dos, et ce avant sa sortie. Cohen prévient, il n’aime pas l’album, le projet lui a échappé. Tout ca ne fait pas très sérieux, et l’album, publié sur le label de Collins, Warner, et donc pas Columbia (on peut douter que son contrat eu survécu cela de toute manière), reste un bien mauvais souvenir, et pour l’artiste, et pour certains fans, qui crient au désastre.
L’embellie commence mal. Le courant de l’année 1978 voit Cohen affronter deux crises profondes dans ses relations. Sa mère, Masha Cohen, dont il s’est récemment rapproché de nouveau (la petite famille est retourné des US à Montréal pour être près d’elle), meurt. Son ascendance mourante, sa descendance part elle aussi, Suzanne décidant de le quitter, enfin, complètement, et emmenant dans ses bagages Adam et Lorca. Destination la France, Paris, puis au fil des années le Lubéron. Cohen se retrouve donc arraché de nouveau au quotidien qu’il avait pris tant de mal à installer. Voici que la France devient une étape indispensable, à l’heure ou Suzanne, et non lui-même, décide de leur localisation. Le combat pour la garde continuera pendant 6 ans, années pendant lesquelles Cohen n’aura que peu l’occasion de voir ses enfants… Voici qu’il se retrouve seul en Amérique du Nord, et qui se tourne encore plus profondément, avec notamment Steve Sainfield, vers Roshi et le Cimmaron Zen Center, près du quel il déménage à L.A.
Tous ces changements vont se retrouver transposés dans un projet de nouvel album qui marque une révolution, au sens du retour à sa juste et première place. Dans la tourmente, Cohen se retrouve. Il en profite pour retrouver Nancy Bacal, une amie de jeunesse (notamment de ses années à McGill) et pour fêter ses 45 ans au bras de nombreuses demoiselles.
Cet album va être coproduit, par l’artiste et par Henry Lewy. Le titre, Recent Songs est étonnamment sobre pour Cohen, et la recherche de titre n’a pas été cette fois simple : point ici de grandes idées, d’imaginaire commun aux titres : cet album est du pur Cohen, rien de plus, rien de moins, il y penche ses récents états d’âmes au travers de chansons. CQFD. Le « pur » Cohen va chercher son instrumentation loin des ornements tordus de Phil Spector. Il se tourne vers cette musique que sa mère aimait tant, et, mettant en œuvre ses conseils il donne un nouveau parfum, tsigane à ses chansons, à grand renfort de violon (par Raffi Hapokian) et oud –luth oriental- (par John Bilezikian). Le reste du groupe sera composé de membres des Passengers, lui ayant été recommandé par Joni Mitchell.
L’album qui en sort est un très bel objet, pourtant souvent occulté dans la discographie de l’artiste, son absence de réel succès commercial facilitant cet oubli. Il existe pourtant bien des raisons d’écouter cet album, notamment la présence de ce Un Canadien Errant, en français dans le texte, et celle de Ballad of the Absent Mare, inspirée directement d’un conte chinois du 12ème siècle. Enfin, deux chansons, Smokey Life et Gypsy Wife mettent en avant ce qu’il y a de (re)nouveau chez Cohen : mélange de sombre fumée, de lumières éclatantes et de dénuement classe…
A la suite de cet album, Leonard reprend la route, pour une tournée mondiale, qui le verra s’aventurer en Océanie, où il n’avait jusqu’alors jamais mis les pieds. De cette splendide tournée, un document live Field Commander Cohen : Tour of 1979 va sortir, bien des années plus tard (en l’an 2000). Ce live est un véritable petit bijou, un des plus beaux moments de la voix de Cohen. Pleine, ronde, elle porte des chansons de tout son répertoire, de Suzanne et Bird on a Wire, à l’excellent Field Commander Cohen et aux plus récents Memories ou Gypsy Wife. Cohen se porte bien, se sent bien, et il va, paradoxalement peut être, faire une grande pause musicale, s’absentant pendant près de 5 ans. Au programme ? Écriture, écriture, écriture… avec comme objectif de vivre assez pour alimenter de nouveau l’envie de chanter, et de se fourrer sous un projecteur…
Cohen ne fait donc pas de nouvel album avant la moitié des années 80, et cette pause est plus longue que celles de la décennie précédente, où il craignait pourtant perdre le don, le son. Mais la musique étant sa principale source de revenus, cela même si notre homme n’est pas un grand dépensier (il pourrait sans doute mériter le titre de la plus spartiate rock-star), il lui faut quand même subvenir à ses maigres besoins. Ainsi en 1980 une grande tournée, avec des relents de Best-Of, s’empare du globe, ce qui lui permet de mettre un peu de côté. En attendant que l’argent s’épuise, il s’offre une pause qui sera cette fois-ci, beaucoup plus sereine, avec une pratique intensive du Bouddhisme Rinzaï auprès de Roshi à L.A. et au travers du continent, où Roshi a créé d’autres monastères, au Nouveau Mexique et à Porto-Rico.
Il se fond donc dans la religion, mais maintient son identité juive. Roshi, en plus de 20 ans de connaissance, n’a jamais essayé de changer sa religion, il lui a seulement servi du Saké, explique Cohen. Servi du saké, et aussi fait résonner en lui une certaine manière de travailler, de s’immerger dans la tache, qui rappelle la méthode du Canadien. Les nuits courtes, les journées rudes, et la camaraderie qui rend la chose vivable, tout ceci plait à Cohen, qui y retourne donc. Mais cette retraite n’est pas, ne peut pas, être éternelle, pour la simple raison que Cohen est père, et ses enfants étant de l’autre côté de l’Atlantique, cela fait pousser des ailes, ou en tout cas prendre l’avion, à notre Canadien, qui décidément n’est pas appelé à rester en place. Ces années de ce début de décennie sont donc encore une fois des années de mouvement. Montréal, Paris, Los Angeles, les résidences s’enchainent. Les femmes aussi, mais une française, Dominique Issermann, rencontrée en 1981 à Hydra, va jouer un rôle plus important que les autres, accompagnant le Canadien hors de sa torpeur dépressive.
Ces quelques années, qui peuvent paraitre vide au vu de la discographie de l’auteur fourmillent en fait de projets parallèles.
Il y a d’abord ce « rock opera », que Cohen voit plutôt comme un ballet, Night Magic, pour lequel il écrit le livret, en strophe spenseriennes très Renaissance, tandis que Lewis Furey compose. L’opéra, filmé, sera présenté à Cannes en 1985 et cette même année les deux compères recevront un Juno (sorte d’oscar canadien) pour la musique de ce « rock opera » traitant des difficiles relations entre art et vie. Un autre projet marquant de ces années-là, I am a Hotel prend sa source dans l’étonnant amour de Cohen pour les hôtels, où, éternel voyageur, il passe une bonne partie de son temps. Le téléfilm de 35 minutes est un petit moment de surréalisme, observant 5 couples se retrouvant dans un hôtel, leurs rencontres étant rythmées au son de 5 chansons de Leonard, The Guests, Memories, Gypsy Wife, Chelsea Hotel et Suzanne. Tourné en 83, il sortira en 1984 et sera primé au festival de Montreux de films télévisuels.
Le dernier de ces projets est littéraire. Là encore il dépareille comparé aux précédentes productions de Cohen. Book Of Mercy, qui sort en 1984, est un livre de psaumes, de prières, et l’amour qu’on y trouve est, chose rare chez Cohen, distinct de la chair. C’est un livre d’école du dimanche selon Cohen [1] un petit livre qui peut servir de temps en temps, et en aucun cas un tournant radical dans sa carrière. Ce livre étonnant, recueil de prières et d’amours divins, va faire connaitre Cohen de milieux l’ignorant jusqu’alors, et il reçoit ainsi des lettres de soldats.
Various Position sort au Canada en décembre 1984. CBS rechigne à le sortir aux États-Unis, et il n’y sortira qu’en février 1985 sur un petit label, et un très petit tirage. Cohen n’a toujours pas le vent en poupe aux États-Unis, même si l’album se vend correctement en Europe, entrant aux top-tens scandinaves et ibériques. Cet album, produit par John Lissauer, avec lequel il avait collaboré déjà sur New Skin est un nouveau départ pour Cohen. En 1994, il aura ce commentaire [2] « when things got really desperate, I started to cheer up » (quand tout parut désespéré, je commençai à aller mieux). Et de fait, si désespoir il y a (sa situation financière est loin d’être jolie notamment), ce qui ressort de Various Position c’est non pas une déception, mais un nouvel essor, un nouveau départ pour Cohen.
Les instruments changent, Cohen faisant ainsi pour la première fois appel à un synthé, et avec les instruments change aussi la manière de composer. Bourreau de travail, Cohen le devient encore plus dans la foulée de cet album. Les chansons sont de plus en plus léchées, travaillées. Cohen a maintenant 50 ans, et, se sentant de plus en plus mortel, il refuse de se contenter d’une approximation, refuse de chanter quelque chose qu’il ne juge pas en parfaite adéquation avec ce qu’il est, et ce qu’il ressent. Les sujets eux, restent les mêmes. Jennifer Warnes a décrit l’œuvre de Cohen comme un lieu rare où se rencontrent Dieu, le sexe et la littérature, et ce triptyque peut s’appliquer à Various Position, avec ici, une grande présence du divin. Dieu se retrouve dans The Law et dans If It Be Your Will, la première faisant supposément référence à la Torah, la seconde étant une variation sur une prière juive. On le retrouve, lié au deux autres, dans le merveilleux Hallelujah, qui forme, avec Dance Me To The End Of Love les titres de cet album rejoignant Suzanne et Famous Blue Raincoat au panthéon cohenien.
Étant fauché, Cohen va donc vendre son talent sur la route, en enchainant plusieurs continents. Il joue un peu aux États-Unis ; notamment au Carnegie Hall de New York, ville dans laquelle il n’avait pas joué depuis 10 ans. Si l’engouement pour Cohen s’est globalement tari dans ce pays, une nouvelle génération de musiciens, alors plutôt underground commence à l’acclamer, et, comme Nick Cave ou Sisters of Mercy, à le reprendre. Tout ça forme une belle répétition avant la véritable renaissance de Leonard Cohen qui arrive doucement. Elle se fera en plusieurs temps, en plusieurs gens.
La première de ses personnes est Jennifer Warnes, qui a une affection certaine pour Leonard Cohen, dont elle est proche depuis le début des années 1970, date à laquelle elle commença à officier comme choriste sur ses tournées.
En 1986, Warnes a un projet. Sa carrière soliste n’est pas au beau fixe, et elle souhaite, comme à son habitude, se ressourcer auprès de Cohen. Cette fois-ci, elle ne veut pas le rejoindre et faire les chœurs sur une tournée. Elle souhaite enregistrer un album, des chansons de Cohen, chantées par elle. Elle est sure de voir quelque chose d’autre dans ses chansons qu’elle adore que leur auteur. Cohen met du temps à être convaincu, il pense qu’elle a mieux à faire. Les maisons de disques sont bien d’accord, elles aussi trouvent qu’elles ont mieux à faire… Sauf une, Cypress Records, qui leur donne une chance. Voici que commence ce que Cohen aurait bien aimé nommer « Jenny Sings Lenny » mais qui sera publié sous le nom de Famous Blue Raincoat, le premier album de reprise de Cohen.
Jennifer Warnes a l’avantage de bien connaitre le répertoire, et son auteur. Les modifications mineures qu’elle veut effectuer dans certaines chansons sont ainsi faites par Cohen lui-même, assurant une continuité dans l’œuvre. Cohen vient hanter le studio, et la regarde fixement jusqu’à ce qu’elle chante parfaitement un vers. Qu’a cela ne tienne, elle trouve qu’elle chante mieux quand il est parmi eux. Sur l’album Jennifer Warnes survole toute la carrière de Cohen, de Bird on a Wire à First We Take Manhattan, qu’il vient d’écrire et d’enregistrer pour son futur album. Elle s’offre aussi deux inédits de Cohen, un, Songs for Bernadette que Cohen lui a écrit, après qu’elle lui ait raconté que son vrai prénom était Bernadette, mais que sa mère changea d’avis pour Jennifer. En grandissant, Jennifer écrivait des lettres à cette Bernadette qui n’a jamais vraiment existé. L’autre, Ain’t No Cure For Love se retrouvera lui aussi sur le futur album de Cohen. Cette chanson est née d’une discussion entre Warnes et Cohen, en 1984, sur le sida, qui alors explose. À Jennifer qui se demandait comment les gens allaient faire, Cohen lui répondit qu’il n’y avait pas de remède à l’amour… ce qu’il mit en chanson quelques mois plus tard.
Famous Blue Raincoat sort en 1987, et se vend à 1,5 millions d’exemplaires aux Etats-Unis. D’aucun diront que, sans cet album, le Cohen-revival n’aurait jamais pris place aux US, comme en Grande-Bretagne, où le public baissait aussi… D’aucun diront que I’m Your Man, l’album que Cohen prépare alors, explique par lui-même ce retour en grâce.
I’m Your Man est considéré autant incontournable que les deux premiers Songs Of… de Leonard, un vrai retour en grâce pour l’artiste. Pourtant l’artiste, lorsqu’il travaille sur le projet, ne va pas très bien. Sa relation avec Dominique Issermann qui, en plus de partager sa vie, a réalisé les clips de son précédent album (ainsi que de nombreuses photos) part en lambeaux, le spectre de la solitude s’abattant de nouveau sur le Canadien. Il hésite, n’aime pas ce qu’il fait, recommence. Au final, l’album est une révélation, et est nommé en tant qu’album de l’année à la fois aux US et au Royaume-Uni. Les critiques sont unanimes, et le public suit en masse (excepté encore aux US où il rechigne toujours). En Norvège, pays fou de Cohen depuis le début, l’album reste dix-sept semaines numéro 1.
L’album recèle de grandes chansons, notamment en s’ouvrant sur First We Take Manhattan qui offre une version plus funky, et moins « euro-disco » que celle de Jennifer Warnes. La chanson parlant de la chute de Berlin raisonne avec son époque, et commence un tournant politique, et désabusé, dans les paroles de Cohen, que l’on retrouvera dans le prochain The Future. Les quelques huit titres composant l’album culminent dans Tower of Song dans laquelle Cohen passe deux caps. Celui de l’âge ; il s’accepte comme vieillissant, et celui de l’occupation ; il s’accepte comme un « entertainer », faisant partie de ce show-biz. Il n’est pas la « lumière de sa génération » ou autre « porte parole d’une nouvelle sensibilité », il est tout simplement un chanteur-compositeur de Los Angeles [3]. Il est plutôt doué à ce jeu-là, mais pas non plus le meilleur, abandonnant ainsi complètement la vantardise de sa jeunesse.
Cohen est de nouveau reconnu et c’est le début d’une nouvelle ère : il est presque célèbre (de nouveau), célibataire (de nouveau, mais pas pour longtemps), il n’a que 54 ans : un monde de possibilités s’ouvre à lui.
[1] dans une interview avec Robert Sward
[2] in Ira Nadel, Various Positions p 240
[3] Ira Nadel, Various Positions p 250
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