Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Béatrice le 3 août 2010
paru le 16 mai 1966 (Capitol Records)
Le ping-pong, c’est bien. D’abord, parce que c’est un sport qui a, chose relativement rare, un nom tout bête, qui sonne bien, et qui dit bien ce qu’il veut dire. Ensuite, parce que ça va vite, et que, quand c’est bien joué (c’est-à-dire, quand on a l’humilité d’accepter le rôle de spectateur et de laisser ceux qui savent y faire manier raquettes et balle), ça fuse dans toutes les directions, sans qu’on sache plus où donner de la tête, guère aidé par la grêle d’impacts de la balle à différents points de la table. Pourtant, les joueurs (quand ils savent jouer) ont toujours l’air de garder une parfaite maîtrise de leurs gestes et un parfait contrôle de la situation. C’est sans doute pour ça qu’ils jouent, et qu’on regarde, perdu dans le déluge de ping-pang-pong qui envoie la balle à l’opposé de l’endroit où on avait cru (enfin !) l’apercevoir. Un autre avantage du ping-pong, c’est qu’on n’est pas obligé pour y jouer de se limiter au cadre étroit d’une table rectangulaire posée dans un gymnase vaste et froid, ni à l’attirail "raquettes rondes, balles en plastique blanc". En fait, le ping-pong est un sport qui s’adapte assez facilement : il lui suffit d’une opposition frontale, et d’un échange vif exigeant toute la concentration, la précision et la réactivité que peuvent fournir les deux adversaires. Du coup, on peut jouer au ping-pong avec à peu près n’importe quoi, à condition d’être deux, d’avoir de bons réflexes, de savoir étudier précisément les forces de l’adversaire et de s’appuyer dessus pour développer les siennes.
On peut, par exemple, jouer au ping-pong avec des guitares en guise de raquettes et des mélodies en guise de balle. C’est d’ailleurs exactement ce à quoi les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont occupé une bonne partie de la septième décennie du vingtième siècle : les années soixante ont été le cadre d’un gigantesque tournoi de ping-pong par-dessus l’Atlantique, qui a rapidement renoncé à suivre, de peur d’attraper un torticolis sévère. Chaque équipe disposait d’une multitude de concurrents avides de faire étalage de leurs talents, mais des deux côtés, des champions se sont vite imposés, éclipsant par leurs exploits les prouesses des autres. Bien sûr, il fallait qu’ils aient des noms de scène qui commencent de la même façon – à croire que la béatitude est un pré-requis indispensable à la virtuosité pop : les Beatles défendaient les cieux moroses de Grande Bretagne, les Beach Boys les vagues scintillantes de la côte californienne. Les deux se sont livrés à une lutte acharnée, aussi brève que palpitante, se renvoyant la balle en l’agrémentant à chaque coup de nouveaux effets inédits et imparables. Et c’est là que le ping-pong devient quelque chose de fantastique, parce que sans cette partie démente au cours de laquelle chacun espérait réussir à envoyer à la face de l’autre un chef d’œuvre insurpassable et puisait son inspiration dans le génie de l’adversaire, le monde de la musique populaire et même (on peut le dire sans trop exagérer, considérant que l’impact des deux groupes en question a largement débordé du cadre musical) le monde tout court aurait été privé de pas mal de pépites.
C’est au court de cette partie qu’a été expédié Pet Sounds, missile en partance de la côte ouest, répondant à Rubber Soul, sur lequel ricochera Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band… Personne ne cherche à s’en cacher, le but est d’accoucher du meilleur album pop de l’univers de tous les temps. But ambitieux, peut-être excessif, mais largement assumé : la preuve, à eux deux les Beatles et les Beach Boys ont accouché du meilleur album pop de l’univers de tous les temps non pas une fois, ni même deux, mais une demi-douzaine de fois au moins en à peine autant d’années. Chacun mérite évidemment son lot de louanges, déjà relativement bien fourni en général, mais pas encore assez pour qu’on s’interdise d’en rajouter encore une couche (on ne peut pas louer assez le meilleur album pop de l’univers de tous les temps, quel qu’il soit, parce que comme l’univers, c’est infiniment grand, et comme tous les temps, c’est infiniment long, eh bien le dit album est doublement infiniment meilleur, ce qui commence à faire beaucoup).
Donc, en décembre 1965, les Anglais publient Rubber Soul ; de l’autre côté du filet (enfin, de l’Atlantique), M. Brian Wilson, qui s’occupe de l’écriture et de la composition des chansons des Beach Boys pendant que ses camarades vadrouillent et les colportent à travers le monde dans des tournées éprouvantes (trop éprouvantes pour Brian, en tout cas), se bat avec ses muses pour trouver l’inspiration. Il a bien quelques débuts d’idées et de mélodies, une chanson nostalgique baptisée In My Childhood par-ci, un instrumental taillé pour James Bond (Run James Run) par-là, mais, globalement, il lui manque quelque chose, une émulation, un éclair d’inspiration qui le propulserait… Le nouvel album des Beatles, justement, va lui en fournir, de l’émulation parce que, il faut dire ce qui est, il est loin d’être mauvais. Suffisamment bon en tout cas pour secouer le garçon de plage en chef et le réveiller : "Je veux faire un album comme ça" sera la première chose qu’il se dira en l’entendant. En développant un peu, ça donne ce genre de résolutions : "Je n’étais pas vraiment préparé à l’unité. Tout semblait allait ensemble. Rubber Soul était une collection de chansons… qui d’une certaine façon allaient ensemble comme dans aucun album antérieur, et j’ai été très impressionné. J’ai dit, ’Ca y est. Je suis vraiment tenu de faire un excellent album.’"
Parfois, il suffit de le dire… Brian Wilson a trouvé son défi, il va le relever, et pendant que ses comparses bourlinguent d’aéroport en salle de concert, il compose, pose les bases de ses nouvelles chansons, et, comme il n’aime pas travailler tout seul, cherche un acolyte avec qui écrire les textes. Il embauche un jeune parolier qu’il avait croisé quelques semaines plus tôt et qui écrivait à l’époque des jingles pour une agence de publicité, Tony Asher – lequel ne comprend pas très bien ce qu’il vient faire dans cette galère, mais s’y embarque malgré tout. En quelques semaines, les deux vont écrire l’essentiel de ce qui sera Pet Sounds. Brian Wilson déniche les mélodies, pose les bases, décide de la direction et de l’orientation des chansons ; Tony Asher traduit tout ça en mots qui se retrouveront parfois retravaillés par la suite. Au fur et à mesure que l’écriture avance, Brian Wilson commence à enregistrer les bases instrumentales des chansons et à la travailler à coup de réverbération, duplication et autres échos.
Quand les autres Beach Boys reviennent de tournée, ils se retrouvent en face de cette ébauche de cathédrale mélodique qui ne ressemble plus du tout à ce qu’il pensait être leur musique. Ils sont partis jouer les surfeurs insouciants, ils rentrent pour réaliser qu’ils vont devoir passer à un autre niveau, qu’ils le veuillent ou non. Ils vont devoir grandir, et ils n’en ont pas tellement envie… Pourquoi changer une formule qui fonctionne ? Mais trop tard, les choses sont déjà trop avancées pour qu’il soit possible de revenir en arrière – ils finissent par se faire à l’idée que leur groupe, comme tout, vieillit, donc change. Enfin, vieillit… mais nourrit encore les chèvres du zoo de San Diego sur la pochette. Disons qu’il commence à se sentir vieillir, et à réaliser que les douces heures estivales ne peuvent durer éternellement, parce que le monde n’est pas fait que de voitures, de plages, de surf et de jolies jeunes filles qui font la ronde en sautillant sur un refrain pimpant.
Ironie du sort (ou simple adéquation entre l’état d’esprit du créateur et son œuvre), le passage à l’âge adulte et l’arrivée brutale du futur sont les thèmes centraux de Pet Sounds. En effet, les Beach Boys grandissent, et en effet ils n’en ont pas tellement envie. Quoiqu’on pourrait le croire, en écoutant rapidement. On pourrait même croire qu’ils n’ont pas grandi tant que ça, même si les arrangements se sont sacrément sophistiqués et l’instrumentation sacrément développée. Il y a des chœurs presque angéliques de voix parfaitement accordées, des "pala-papapa" dansants, des accords lumineux, des progressions qui s’envolent titiller la stratosphère. Enfin, tout le monde sait à peu près comment sonnent les Beach Boys... Et puis surtout, l’album s’ouvre sur un "Ne serait-il pas bien d’être plus vieux, de ne pas avoir à attendre si longtemps ?" enlevé, impatient et - apparemment - enthousiaste, optimiste, rempli d’espoir et d’illusions. Cette chanson respire l’innocence et la jeunesse à chaque note qui s’envole – et pourtant, "tu sais on dirait que plus on en parle, plus cela devient dur de vivre sans – mais parlons-en…" Rien ne garantit que cet idéal brodé d’amour, d’eau fraîche, de liberté, d’une enfance prolongée en âge adulte déchargé de toute responsabilité, soit effectivement atteignable, au contraire. Plus on s’en approche, plus il paraît évident qu’il s’échappe, et c’est bien ce que réalisent les chœurs irréels qui fleurissent tout le long de Pet Sounds. Une illusion qui s’éteint, un refrain qui commence à scintiller.
La plupart des gens voient ça arriver, et passent le cap tant bien que mal, acceptant de se dépouiller de leurs rêves fanés. Mais Pet Sounds le refuse. Oui, ces rêves sont fanés, oui, il est inutile de s’y accrocher, non, rien ne ressemblera à ce que j’avais espéré. Et alors ? Pourquoi abandonner ce que j’ai aimé ? Si je veux continuer à croire que l’amour ne finit jamais, que la liberté m’attend au tournant, que le bonheur est simple, éternel et inébranlable, pourquoi ne continuerais-je pas à la croire ? Pourquoi vivre dans la réalité, quand les illusions sont mille fois plus douces ? Parce que les illusions ne suffisent pas à masquer la réalité, et que si elles s’effritent, c’est sous son poids. Parce que tout ce qu’on prétend ignorer finit par nous rattraper, et que même distordus par un brouillard d’envolées mélodiques, de chœurs éthérés et d’orchestrations chatoyantes, les coups bas de la vie restent des coups bas de la vie.
Alors finalement, Pet Sounds détruit tous ses rêves. Un à un. Impitoyablement. Il moud tous les idéaux de l’enfance et les espoirs de la jeunesse en une poudre d’incertitude, d’angoisse, de solitude, d’illusions brisées et de projets effondrés. Il cherche vaguement à s’appuyer sur des mirages d’amour aux épaules fragiles, avant de se rendre compte qu’ils sont aussi fragiles et friables que le reste, et de les achever d’un coup violent. Il supplie qu’on le laisse rentrer chez lui, revenir en arrière, retrouver l’insouciance perdue. Il crache sa déception amoureuse avec une délectation cruelle.
"Je sais parfaitement bien que je ne suis pas là où je devrais être…""J’ai envie de pleurer-eeeeh-eeeeh-eeeh-eeeeeh""J’ai un petit peu peur parce que je n’ai pas été chez moi depuis longtemps… Je voulais montrer à quel point j’étais devenu indépendant, mais ce n’est pas moi… J’avais un rêve alors j’ai fait mes bagages et je suis parti pour la ville… j’ai vite réalisé que ma vie solitaire n’était pas bien jolie…""J’ai embrassé les lèvres de ton visage attristé, cela m’a fait penser à lui, et que tu l’aimes toujours tellement…""Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ? Je suis tellement brisé, je veux rentrer à la maison…""Je connais tellement de gens qui pensent qu’ils peuvent s’en sortir tout seuls…""En ce moment tu penses qu’elle est la perfection même – c’est vraiment une exception… Je ne dit pas que tu ne vivras pas une belle histoire avec elle, mais je ne peux m’empêcher de me rappeler les choses telles qu’elles ont été… ""Il paraît que j’ai un cerveau mais il ne m’apporte vraiment rien de bien… si seulement il pouvait… Parfois je me sens très triste (je ne trouve rien à quoi me consacrer corps et âme)""Je veux partir pleurer, c’est tellement triste de regarder une belle chose mourir."
Puis de ses lambeaux et de ses éclats, il assemble une mosaïque douce-amère, réarrangée à sa façon, qui ne tient que par un filet d’illusions dénudées, à demi-mortes puis réanimées. Oui, évidemment, ce ne sont que des chimères, des mensonges qu’on se fait à soi-même et auxquels on n’arrive pas vraiment à croire, mais l’essentiel, c’est de vouloir y croire, et d’en construire une cage plus belle et majestueuse que la plus grande des cathédrales. Une cage de fantasmes en or massif et de fictions en cristal, légère comme un voile de soie. Ça ne protège pas de grand chose, ça ne cache rien, mais… ça en donne au moins l’impression, un instant.
De là, il n’est pas très surprenant que les Beach Boys aient eu du mal à surmonter ce cap, enfermés dans leur cage dorée dans laquelle une poignée de bribes d’adolescence insouciantes se morfondent sur leur beauté perdue… Surtout que l’album (aujourd’hui plus que réhabilité) a beau flirter avec la perfection harmonique, titiller le divin avec une aisance que, justement, Dieu seul connaît, et articuler les paradoxes avec une simplicité déconcertante, il n’a à sa sortie pas été aussi bien accueilli que ses prédécesseurs, ni par la maison de disque, ni par le public (l’un n’aidant guère l’autre, et vice versa). Par contre, Paul McCartney l’a beaucoup aimé : "J’en ai acheté un exemplaire à chacun de mes enfants pour leur éducation à la vie… Je pense que personne n’est éduqué musicalement avant d’avoir entendu cet album. […] J’ai souvent passé Pet Sounds et pleuré. Je l’ai tellement fait écouté à John Lennon qu’il aurait eu du mal à échapper à son influence…" (etc… vous saisissez l’idée). Et comme Paul McCartney était un des adversaires de Brian Wilson et cie dans leur partie de ping-pong à ciel ouvert, il lui a renvoyé la balle (il n’attendait que ça pour montrer à tout le monde que lui aussi, il pouvait faire le meilleur album pop de l’univers de tous les temps). Alors les Beatles ont inventé Sergent Pepper et son orchestre de cœurs esseulés. Alors Brian Wilson est parti se coucher, et il n’a pas quitté son lit pendant trois ans. Si même son mirage de bouclier pare-réel minutieusement élaboré s’en est allé voler de ses propres ailes, qu’est-ce que vous voulez faire ?
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |