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par Béatrice le 11 novembre 2008
Paru le 1er novembre 2008 (Abstract Dragon)
Ils ont beau avoir de belles gueules de rebelles qui tracent leur route sans se poser de questions et n’ont pas peur de foncer dans le tas quand le besoin s’en fait sentir, les larrons du Black Rebel Motorcycle Club ont un parcours pour le moins chaotique. On n’ira pas jusqu’à dire qu’ils ne savent pas trop où ils vont, mais... toujours est-il qu’on pourra difficilement parler de carriérisme à leur sujet. Difficile, aussi, d’identifier une ligne directrice logique à leur œuvre qui, avouons-le, manifeste une forte synergie avec le mouvement brownien. Ca part (un peu) (beaucoup) dans tous les sens, sans autres constantes que la couleur des fringues des musiciens et une obstination à n’en faire qu’à leur tête qui frise la volonté quasi-ostentatoire de transformer chaque nouvel album en un gros "Fuck !" au monde entier. Ils mettent tellement de cœur à se démarquer d’eux-mêmes qu’on pourrait presque se demander s’ils ne se seraient pas laissés prendre à leur propre piège, qui les condamne à se tourner le dos sans répit dans une vaine tentative d’éviter d’être rattrapés par tous les vilains catégorisateurs qui n’ont qu’une envie, les flanquer d’une étiquette et les enfermer dans une petite case sans-issue. Alors, pose cynique ou naïve sincérité ? Eux seuls le savent, mais dans les deux cas de figures, il y a de quoi agacer plus qu’on déroute (car on s’habitue à tout, et surtout à l’inattendu prévisible). Résultat, à trop osciller entre chemins de traverse et autoroutes, le trio-moins-un finit par donner l’impression de ne vraiment pas savoir ce qu’il veut, et a probablement sapé l’essentiel de ses promesses de carrière des deux côtés - alors qu’à l’époque des deux premiers albums, c’était plutôt bien parti. Ce n’est pas forcément un mal, car après tout, on n’a guère besoin de savoir où on va pour apprécier un voyage ; ça paraît juste, dans ce cas précis, un tantinet excessif.
Récapitulons les errements de nos rebelles cuirassés de noirs. Ils ont débarqué en 2001, en plein revival guitaristique, avec un album homonyme qui invoquait les fantômes des shoegazers britanniques, Jesus & Mary Chains en tête. C’était un bel essai, sombre, lourd et hypnotique à souhait, avec comme effet secondaire de "donner envie de se prendre la tête entre les mains pendant une heure", dans les termes du bassiste. Deux après, rebelote, avec un deuxième bébé qui ressemblait beaucoup à son aîné, à ceci près que dans l’intervalle, le trio avait appris la bagarre à ses instruments. Take Them On, On Your Own était brut, agressif, enfumé, et d’un noir d’encre qui laissait péniblement luire quelques nuances de rouge étouffant. Sans concessions, mais assez brillant. Jusque là, parcours relativement linéaire, sauf que vient le moment où les trois motards décident de montrer qu’ils ont plus d’un essieu à leur engin. Dans un bras d’honneur au bruitisme britannique dont ils s’étaient fait les chantres dans le Nouveau Monde, les voilà qui se lancent dans l’exploration des territoires musicaux de leur pays, et qui en font un album suintant l’aridité du Far-West et la solitude des Grandes Plaines, tout en country et en folk sans âge. C’est une première déviation réussie, à tel point qu’elle va susciter de nouvelles attentes (alors même que le groupe s’évertue à contourner les dites attentes). On laisse passer encore deux ans, et ils reviennent à toute trombe, présentant un Baby 81 qui se veut une sorte de synthèse de leur trois premiers opus, et qui donne dans l’uppercut rock franc et direct, avec quelques pistes tourmentées - tout de même. C’est pas mal, c’est même bien, mais peut-être pas autant que ce qu’ils nous avaient laissé espérer... Et surtout, un peu racoleur sur les bords, quand on les sentait bien capables de pondre un monolithe de variations sombres et de mélodies sinueuses.
Alors, dernière étape à ce jour, les BRMC, actuellement sans batteur pour des raisons obscures, décident de nous prouver que, ouhla non, ils ne sont pas un groupe racoleur. Mais alors, pas du tout. Déjà, ils n’aiment pas les maisons de disques - on les comprend, ils ont eu quelques ennuis en leur temps, et en ont changé à peu près aussi souvent que de direction musicale. Ils vont donc faire un album sans maison de disque, puisque Radiohead (et quelques autres) ont prouvé que c’était désormais tout à fait possible. Ils ont ainsi annoncé, avec une petite semaine d’avance, la parution d’un album au nom étrange, The Effects Of 333 (qu’on supposera à moitié satanique), via leur label Abstract Dragon, c’est-à-dire via internet uniquement. "Pas de paroles, pas d’excuses, pas de regrets, juste de l’abstrait". Pour ajouter au "concept bizarre tendance fumeux qui en tout cas semble se prendre un peu trop au sérieux", ils ont mis leur machin en vente le 1er novembre, à 3h33 heure californienne, pour la modique somme de 6€. Ils en rajoutent un peu (comme s’il n’y en avait pas déjà assez), en annonçant que "3 personnes seront sélectionnées pour un interview vidéo privé avec Peter Hayes le 333e jour de l’année" - traduction, le 28 novembre. Pour répondre aux questions que je sens poindre, non, l’album ne dure pas 3h33. Par contre, le premier morceau, lui, dure effectivement 3min33.
Autant une telle annonce a un aspect intrigant qui va pincer la curiosité des fans (et sans doute soulever les sourcils des autres dans un haussement perplexe voire dubitatif assorti d’une moue peu convaincue, expression qu’on pourrait transcrire en langage parlé par un "hein ?... mouaif, bien sûr....", et à laquelle succédera un transfert de l’information vers la case "trucs dont on n’a plus rien à foutre" de la mémoire vive), autant elle fait un peu peur à qui espérait encore vaguement un Grand Album de la part d’Hayes & Been. Pas qu’un tel truc ne puisse pas être "réussi", ou même "bien", mais... euh... c’est-à-dire que... Enfin, qui veut vraiment d’un Revolution 9 à rallonge ?
Mais ça ne coûte pas grand chose, et après tout, pourquoi pas. On se laisse donc tenter par le diable divisé par 2, et on écoute l’animal. Ca commence par une nappe sonore qui déploie doucement ses ailes en grésillant légèrement, et qui impose son ombre spectrale et menaçante... avant de s’arrêter brusquement (3:33 obligent), pour qu’une autre vienne prendre la relève. Celle-ci ressemble plus au ronflement d’une réserve électrique trop chargée, grincements cycliques en prime. Avec un peu d’imagination, on peut voir s’esquisser les contour d’une usine nucléaire désaffectée, encore chargée du dépeçage d’atomes qui s’y est opéré et du râle de réacteurs pas complètement éteints. Sans imagination, on peut trouver que ça tourne beaucoup en rond pour pas grand chose, et commencer à se convaincre qu’on est bien face à un foutage de gueule sonique magistral. On voit se profiler, dans un horizon pas bien lointain, un magma sonore grisâtre, sans réel relief, cumulus de bruits de fonds attendant la foudre. Ca siffle, chuinte, piaille, grogne, gémit, couine, vibre, dans une symphonie de sons déshumanisés ; une espèce de requiem pour carcasses industrielles démantelées, qui dépeint tant bien que mal des paysages de désolation post-moderne. On imagine bien nos deux compères, une combinaison anti-radiations sur le dos, une visière protégeant leurs yeux des UV sur le nez, jouer les savants fous qui disséquent des bruits dans leur studio laboratoire de Los Angeles. L’opération ne va pas sans quelques incidents, on s’en doute, il y a de belles bavures qui s’achèvent en agonies sur la bande, et, comme tout produit brut de manipulations de savants fous, c’est souvent très, très ésotérique - même s’il est évident qu’ils se sont bien amusés à bidouiller tout ça dans leur cave d’airain. Et puis, il y a aussi ces quelques oasis qui ressemblent presque de la musique, où une guitare acoustique vient poser sa complainte paisible sur ce fond de débris sonores. With This Come, Twisted State et Or Needed : à trois reprises, un son organique qui s’est égaré par-là vient attirer l’oreille et donner un petit souffle de vie à l’ensemble... calme, fragile et beau malgré tout. C’est un souffle ténu, qui est entouré d’une cohorte de persifleurs mécanisés et de spectres de mélodies depuis longtemps défuntes qui ululent le peu d’âme qui leur reste. La cohorte, d’ailleurs, finit par l’emporter, et on repart aussitôt vers des nappes sans couleur ni texture identifiables, qui inquiètent vaguement ou ennuient profondément, c’est selon. On n’est jamais bien loin de l’anesthésie, voire du silence, dans une espèce de zone grise qui n’a même pas assez de substance pour être hostile ou effrayante. Tout est dans le vague, le flou, le gris, le non-défini, l’absence de détermination ou de volonté d’exister d’une construction sonore délitée au possible. Nihilisme suprême, les deux architectes de ce conglomérat amusical font du bruit qui ne s’entend pas.
Abstrait, en effet... Outre les apparitions irréelles de la guitare, le seul moment où on distingue des sons identifiables est la dernière plage, bouillie de messages radiophoniques brouillés, dépiautés, agrégés jusqu’à ce qu’on ne puisse presque plus rien y entendre d’humain. On devine quelques mots par-ci par-là, mais gageons que rien de tout ceci n’est fait pour avoir du sens. Le titre s’appelle And When Was Better, il y a sûrement mille façons d’interpréter ça, mais rien qui ne permettra d’appuyer solidement aucune hypothèse.
Selon la réceptivité, l’heure du jour ou de la nuit, l’obscurité, l’état de fatigue et de désagrégation intellectuelle, la bonne volonté ou la mauvaise foi, on pourra considérer ce truc non qualifiable comme un grand foutage de gueule, de la masturbation sonore sans intérêt, un coup de génie terrifiant, une audacieuse entreprise d’indépendance artistique, ou rien du tout sur lequel il n’y a rien du tout à dire, entre autres propositions. On pourra trouver ça ennuyant, terrorisant, nul, incroyable, vain,déclencheur de rêveries cauchemardesques, grand, minable, superbe, stupide, palpitant, rébarbatif... Autant les détracteurs que les admirateurs que ceux qui s’en désintéressent complètement trouveront dans cet "album" - et sans grand mal, de quoi étayer leur thèse, tant il est insaisissable et insignifiant. J’ai fait de mon mieux pour essayer de décrire cet objet (pour l’instant immatériel, sans doute voué à le rester, car personne ne voudra vendre un truc pareil), je ne m’avancerai pas plus loin - tout argument pouvant être réfuté à l’infini. Libre à vous donc d’en faire absolument ce que vous en voulez, d’aller télécharger la chose si ça vous chante, d’ignorer totalement son existence, d’attendre de savoir quel revirement les Motards en Noirs vont bien pouvoir nous inventer après ça, ou de décider de divorcer définitivement d’avec ce groupe de poseurs.
The Effects of 333 est téléchargeable pour 6€ ici.
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