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par Emmanuel Chirache le 17 mai 2010
Paru en novembre 1970 aux Etats-Unis et en avril 1971 en Grande-Bretagne (Mercury).
Question idiote : le rock est-il gay ou hétéro ? "Hétéro", s’écrient en choeur les mâles de l’assistance qui ont commencé péniblement la guitare dans l’espoir qu’une fille sourde leur glisse un jour à l’oreille : « Tu joues trop bien Hotel California ! On fait l’amour ? » Et pourtant, voilà des jeunes gens qui se bercent avec de douces illusions, car le rock n’est pas seulement binaire, il est aussi bi tout court. Disons plutôt androgyne. Dès l’origine, si le rock’n’roll macho a fait d’Elvis son King, il a tout aussi vite couronné Little Richard en Queen. En effet, avec son maquillage, sa banane Pompadour et ses cris suraigus, Little Richard est la première folle d’une longue lignée à traîner ses guêtres dans le milieu interlope du rock. Il le fera avec un retentissement et un génie tels que Bowie lui rendra souvent hommage en disant : « Quand j’ai entendu un disque de Little Richard, j’ai acheté un saxophone et je suis entré dans le business de la musique. Il a été mon inspiration. »
Après quoi suivront la folle Jagger et ses poses lascives, ainsi que les folles Page et Plant qui cumulaient taille fine, longs cheveux, traits délicats et voix de femmelettes. En France, la folle Polnareff gratifiera la population de son postérieur sur affichage public. Cette ambiguïté sexuelle va de pair avec la libération du même nom, la mode et la remise en cause des schémas traditionnels, cela va de soi, mais elle peut aussi s’appréhender sous l’angle marketing. Je m’explique. Il se murmure ici ou là que sous l’influence conjuguée du milieu homosexuel de la pop et du tiroir-caisse, bien des producteurs ont lancé des groupes androgynes pour qu’ils rallient à la fois les suffrages des jeunes filles et des jeunes garçons. Tous tombent amoureux béats de leurs idoles et bingo ! quand on aime, on ne compte pas, encore moins ses sous. Je ne peux également m’empêcher de penser à cette phrase entendue par le journaliste Chuck Klosterman dans la bouche d’une lesbienne appartenant à un tribute band de Led Zeppelin : « Un ouvrier est venu faire des travaux dans mon appartement et je lui ai parlé de notre groupe. Et cette grosse baraque, cet ouvrier hétéro balaise, m’a avoué que Robert Plant était le seul homme avec lequel il a jamais eu envie de coucher. Il y a plein de mecs comme lui : des types sexuellement excités par Led Zeppelin, parce que Page et Plant étaient canon. Ils étaient minces, avec des longs cheveux. On aurait dit des filles. »
Du coup, lorsque le drag queen Jayne County ou les Dolls se pointent au CBGB’s avec leurs semelles compensées et leurs fringues de gonzesse, ce n’est que l’aboutissement logique d’un long processus du trouble de la personnalité rock. Un processus qui verra dans Bowie l’une de ses meilleures incarnations. Autour de 1970, le garçon abandonne d’ailleurs la coupe de douilles de Space Oddity, un moutonnant façon Dylan, pour épouser le look autrement plus seyant du lévrier afghan, poils longs légèrement ondulés vers les pointes et teinture rouquine. De quoi mettre davantage en valeur son androgynie déjà prononcée. Ce n’est pas tout, Bowie décide ensuite d’acheter avec sa femme Angela un lot de robes pour hommes designées par le créateur londonien Mr Fish sur le modèle de celles que portaient les chevaliers médiévaux. Pour son manager de l’époque, Kenneth Pitt, il s’agit de faire de Bowie le Oscar Wilde contemporain, un personnage sulfureux qui choque l’Amérique pour mieux la séduire.
Dans un premier temps, l’anecdote veut que lors d’un séjour aux Etats-Unis en 1971, Bowie soit passé inaperçu à l’aéroport bien qu’il portât l’une de ces robes excentriques. La photo de The Man Who Sold The World, sur laquelle le chanteur pose dans le même accoutrement, provoquera en revanche un scandale tant au Royaume-Uni que dans la patrie de l’Oncle Sam. Langoureusement allangui sur sa chaise-longue, vêtu d’une robe au décolleté plongeant sur un torse outrageusement imberbe, la main gauche pinçant le dessus du crâne et la droite tenant la dernière carte d’une partie de belote qui a visiblement dégénéré, puisque le reste du jeu est étalé par terre, Bowie n’en finit plus de nous fasciner sur cette pochette que la décence m’invite à condamner vigoureusement. Pris à Haddon Hall, une imposante demeure art déco et baroque que le futur Ziggy s’est offert dans le Kent, le cliché immortalise autant une stratégie commerciale audacieuse que l’obsession du chanteur pour les tabous sexuels et son goût pour l’occultisme, comme le prouve le tarot qui gît sur le sol. Il faut dire que ce jeu de cartes était l’une des marottes du fameux Aleister Crowley, un écrivain féru de Kabbale, d’astrologie et de magie noire dont Bowie s’était entiché à l’époque de The Man Who Sold The World, sans doute par souci de cohérence avec la forte influence heavy-metal qui parcourt tout le disque. Nul n’ignore combien Ozzy Osbourne et Jimmy Page adorent Crowley.
Quoi qu’il en soit, devant le tollé que suscite l’infâme couverture, le label Mercury décide de la remplacer aux Etats-Unis par un dessin de Michael J. Weller représentant Cane Hill, l’asile d’aliénés où fut interné le frère de David Bowie et qui inspira l’incroyable All The Madmen. L’illustration se veut certes plus explicite, mais l’aura de cette nouvelle pochette s’avère nettement moins puissante que l’ancienne, perverse à souhait. Les Américains devront hélas attendre la réédition de 1990 pour en profiter. Du côté de Bowie, le pari est réussi. En exhibant son androgynie et en surfant sur le mouvement Gay Lib, en pleine expansion depuis la fin des années 60, il s’est assuré une belle notoriété. A tel point que les drag queens lui vouent désormais un culte durable. « N’essayez pas d’expliquer tout ça, commenta Bowie. Personne ne va réussir à le comprendre. Je jouerai le jeu, je ferai n’importe quoi pour percer. Grâce à la soif de scandale de tout le monde, ils m’ont donné une énorme opportunité. » Aujourd’hui, alors que les femmes à poils permettent de vendre des yaourts, des bagnoles ou des fournisseurs d’accès à Internet, alors que le cul fait partie des rudiments de l’agent commercial, qu’il soit VRP ou cadre sup, alors que tout clip qui se respecte contient sa minute porno, une telle polémique fait sourire. En 2007, choquer le bourgeois nécessite d’éventrer une femme enceinte à la tronçonneuse pour ensuite sodomiser son foetus avec un crucifix. C’est beaucoup moins drôle. Et tellement moins charmant que cet éphèbe allongé qui nous attend pour poursuivre son poker. D’après certains, il aurait même une bonne paire.
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