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par Emmanuel Chirache le 10 juin 2008
Paru en 1987 (Geffen)
C’était il y a plus de vingt ans, certains d’entre nous n’étaient même pas nés. En 1987, Madonna ouvrait son cœur, Bon Jovi faisait sa prière, George Michael avait la foi, Michael Jackson était méchant et Bono n’avait toujours pas trouvé ce qu’il cherchait. Heureusement que les Bangles marchaient comme des Égyptiens. Quand on vous dit que les années 80 étaient plutôt pourries, on ne vous ment pas. Le hard rock de l’époque ? The Cult, Meat Loaf, Def Leppard, Mötley Crüe, Judas Priest, Boy George, heu... non, pardon. Bref, que des trucs super chouettes. Profitons d’ailleurs de l’occasion pour poser la question : peut-on imaginer appellation plus navrante que "hard rock" ? Synonyme auprès du grand public de "rock pour débiles profonds", le hard rock vaut généralement à ceux qui s’en réclament (mais qui prétend encore en société « moi, j’écoute du hard rock ? ») des regards torves et condescendants de la part de leur interlocuteur. Exemple, vous êtes à la terrasse d’un café, il est 11h du matin et vous buvez une pinte de Guinness lorsqu’une jolie brunette vous demande du feu. Hé bien si vous n’aviez pas porté votre t-shirt Van Halen ce jour-là, peut-être que vous l’auriez emballé, la brunette. Même qu’avec un polo Massive Attack, l’affaire était dans le sac (paf, ça rime).
Il ne faut pas se leurrer, le hard rock n’a jamais produit grand chose de mémorable. À part Led Zeppelin et Aerosmith, dans une moindre mesure Thin Lizzy. Mais peut-on décemment considérer Led Zeppelin comme du hard rock ? Voilà qui pose également le problème de la définition du genre, totalement fluctuante. Tout groupe aux guitares saturées qui joue un peu trop fort risque à un moment ou un autre de s’y voir classé. Reste que, stricto sensu, ce terme vaporeux a surtout formé dans l’esprit de beaucoup de gens une image du rock en général. Une image de braillards chevelus qui préfèrent s’amuser avec leurs groupies plutôt que lire James Joyce, les imbéciles. Et c’est là que le bât blesse. Sans conteste, l’un des pires maux du rock vient de sa propension à mettre sur un même plan apparence et esthétique, à porter aux nues le look, l’attitude, le mode de vie, autant voire davantage que l’art. Un contre-sens intellectuel complet sur la nature du rock qui provoque des malentendus au sein même de ses aficionados (« j’écoute pas ce groupe, le chanteur porte un bandana » ou bien « les ray-ban du guitariste sont fausses et le bassiste a mal boutonné son blazer, je ne reste pas une seconde de plus à ce concert ») tout en apportant de l’eau au moulin de ses détracteurs, trop heureux de constater que la forme l’emporterait ici soi-disant sur le fond. Ce travers laisserait donc penser, à tort, que pour un rocker ce n’est pas tant la musique qui compte que ses à-côtés. Il faudrait vivre la musique et non l’écouter - d’où la question couillonne et récurrente « c’est quoi être rock aujourd’hui ? ». En se confondant lui-même avec l’objet de son désir, le fan se prive en réalité d’une bonne occasion de mieux le comprendre. Par conséquent de mieux l’aimer.
Bien évidemment, le rock ne flotte pas non plus dans les nuées éthérées et conceptuelles de l’Ââârt. Il est ancrée dans une réalité sociale, et s’il plaît à certains d’ajouter l’amour des sapes, des drogues, des slogans ou des coupes de cheveux à l’amour des guitares, tant mieux pour eux. À cet égard, aucune musique n’échappe vraiment à la dictature du style vestimentaire. Aux dernières nouvelles, les chefs d’orchestre n’officient pas en guenilles... Toujours est-il que ce quiproquo maintenu à propos de l’essence du rock a engendré au fil du temps son lot d’incompréhension et d’ambiguïtés. Ainsi en va-t-il des Guns N’ Roses. Pour leur plus grand bonheur et malheur à la fois, les Guns N’Roses étaient rock comme on dit. Pire, ils étaient sex, drugs & rock’n’roll, une image d’Épinal qui colle à la peau des rockers comme un furoncle à celle d’un adolescent. Non sans une certaine habileté, le groupe est parvenu à ressusciter l’esprit irrévérencieux qui avait tant abreuvé la décennie précédente et qui manquait aux années quatre-vingts. Pas très saint, l’esprit. Plutôt du genre à saccager les chambres d’hôtel et pisser dans les avions. Oui, les membres des Guns N’ Roses avaient tous les défauts des hard rockers, la dégaine, le way of life, l’image et parfois le son. Autant de défauts salvateurs pour une époque largement ennuyeuse, même si le style GN’R est malgré tout un peu daté. Réducteur. Segmentant, dirait un publicitaire. De quoi ravir certains et affliger d’autres. Sauf que les Guns ont réalisé Appetite For Destruction, le chef-d’œuvre après lequel tant de groupes ont couru sans jamais l’attraper. Preuve que derrière la bouteille de Jack Daniel’s se tapissait dans l’ombre un truc étrange, qui s’appelle le talent.
À bien y regarder, le groupe étale d’ailleurs sur ce disque un spectre d’influences, de goûts, de sensibilités, moins étriqué qu’il n’y paraît au premier abord. Slash, par exemple, se veut un croisement entre Jimi Hendrix et Jeff Beck, avec une touche de Brian May pour la mise en plis. Axl W. Rose se rêve en fils de Plant et Jagger qui chante comme Steven Tyler, tandis que Duff McKagan réincarne Johnny Thunders à la basse. Le second guitariste Izzy Stradlin, lui, emprunte la casquette de Sylvain Sylvain des Dolls et les cheveux gras d’Alice Cooper. Le batteur Steven Adler est un peu de tout ça. Musicalement, les Guns poursuivent une quête identique de réhabilitation des seventies : énergie proto-punk, riffs de stade stoniens, chant hard rock, esthétique glam et guitar-hero pour couronner le tout. Balancé comme ça à l’emporte-pièce, le cocktail peut effrayer. Il se déguste pourtant avec délectation. En 1987, l’introduction de Welcome To The Jungle sonne l’heure de la relève au pays du rock FM, mais une relève anachronique, un retour au blues-rock puissant des ancêtres aussi beau que vain. Don Quichotte modernes, les Guns N’ Roses représentent les chevaliers d’un monde disparu qui refusent de mourir. Un monde qui livre sa bataille la plus émouvante, parce que la dernière. Imparable, le riff de ce morceau d’anthologie serpente lascivement vers nos oreilles pendant que la voix d’Axl pousse des gémissements équivoques. Tout le reste de l’album se révèlera du même acabit, depuis l’insensé It’s So Easy jusqu’au libidineux Rocket Queen, en passant par la bombe Outta Get Me ou encore le survolté You’re Crazy. Pour un premier essai, Appetite For Destruction déploie des trésors de maturité et les musiciens s’inventent une personnalité musicale hors du commun. Un concentré de frustration accumulée, de haine peut-être, de colère certainement. Quelque chose dans la vie des Guns N’ Roses a merdé quelque part. Axl Rose est recherché dans plusieurs États américains par la police ; Slash n’est pas un guitariste génial qui boit, mais un alcoolique génial qui joue de la guitare. Plus réservés, les autres n’apportent pas moins leur pierre à l’édifice du "groupe le plus dangereux du monde" si l’on en croit le surnom que la presse leur attribue alors.
Côté carrière, les hits s’enchaînent durant l’année 1988, qui voit les singles de Paradise City et Sweet Child O’Mine truster les premières places des charts. En tout et pour tout, le disque s’est vendu à plus de 27 millions d’exemplaires, un chiffre hallucinant. Rien de bien étonnant à l’écoute de titres fabuleux tels que Mr Brownstone, une modernisation du Bo Diddley beat, ou My Michelle, savant mélange de douceur et d’agressivité scandé par un Axl Rose plus en forme que jamais - le chanteur excelle en définitive plus dans les octaves graves que dans les ignobles suraigus dont il abusera par la suite. Enfin, que dire des merveilles Nightrain, Paradise City et Anything Goes ? Rien d’autre sinon qu’il faut passer outre les santiags en croco et les permanentes hair metal pour apprécier ce véritable groupe de rock. Si la réputation d’un autodidacte virtuose comme Slash n’est plus à faire, rappelons tout de même la valeur d’un compositeur tel que Izzy Stradlin ainsi que l’authenticité d’un garçon comme Duff McKagan, tous bien loin des délires paranoïaques d’un Axl Rose en pleine décrépitude depuis quinze ans. À l’époque toutefois, le leader des Guns N’ Roses avait plus ou moins canalisé son mal de vivre dans une rage adolescente qui faisait plaisir à voir. Pardon : plaisir à entendre.
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