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par Béatrice le 24 juin 2008
paru le 19 juin 2008 (TF1 Video)
"Même le fantôme était plusieurs personnes. ... Poète. Prophète. Hors-la-loi. Imposteur. Star de l’électricité."
... qu’on suit dans les couloirs des coulisses d’une salle de concert. Dans la salle d’opération où l’autopsie est effectuée. Sur la moto qui file le long d’une route droite. Dans le wagon où il ouvre un oeil. Dans le champ qu’il traverse en courant. Devant le jury qui tient son audience. "Une chanson, c’est quelque chose qui marche tout seul." – Coincé à Mobile, avec le blues de Memphis, encore. Coincé ? Pas vraiment, en l’occurrence, parce qu’à partir du moment où la chanson commence à marcher, il est clair que ni elle, ni personne, ne va s’arrêter.
Cela n’est, me direz-vous, guère étonnant. Cet ovni cinématographique est, après tout, un film sur Bob Dylan, ou plutôt et plus justement, un film "inspiré par la musique et les nombreuses vies de Bob Dylan". Et Bob Dylan, ben, depuis qu’il a appris à marcher, il s’est pas arrêté souvent. De là, aller suivre Bob Dylan pour en faire un film, ça peut sembler une idée non seulement essoufflante, mais aussi saugrenue – un peu (beaucoup) folle sur les bords. Sacrément casse-gueule, irai-je même jusqu’à rajouter. Déjà, parce qu’on ne peut pas vraiment faire un biopic de Dylan. Enfin, si, on peut, on peut toujours, mais, quel intérêt ? Raconter, en deux heures, la vie de Dylan, de sa naissance à aujourd’hui, en passant par l’apprentissage, les histoires d’amour, l’escalade jusqu’au succès ? Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur Bob, ce n’est pas le projet le plus excitant du monde ; pas que ce ne soit pas une vie passionnante, mais (comme toutes les vies, d’ailleurs), c’est un sacré bazar de projets, de hasards, de rêves et d’incidents d’autant plus accidenté que leur principal protagoniste se distingue par sa constance à obstinément refuser de lui donner une quelconque cohérence, évitant la moindre once de sens et brisant la ligne directrice la plus ténue. Du coup, les travers dans lesquels les biopics s’engouffrent souvent avec allégresse (simplification outrancière, romancisation à l’eau de rose, mutilation grossière d’une vie dans une vaine tentative de la faire tenir dans un moule narratif linéaire, ce genre de trucs pas joli-joli) ouvrent ici des gueules béantes pour narguer avec malice le pauvre réalisateur matamore tenté par l’aventure. Le réalisateur en question, à savoir Todd Haynes, est heureusement pour lui loin d’être un idiot, et les voit venir, ces bougres de travers. Il voit aussi qu’il serait relativement vain de se lancer dans une telle entreprise sans tenter d’expliquer l’art du personnage principal, vu comme il est difficile (et aussi un peu idiot, il faut dire) de désembriquer le personnage principal et son art. Il se rend compte que tout l’art du personnage a justement été de se réinventer en même temps qu’il inventait son art, ou quelque chose comme ça de bien compliqué à comprendre, encore plus à expliquer, alors, à mettre dans un film, ouhlala, non merci !
Mais voilà, le réalisateur aime vraiment beaucoup Bob Dylan, et il veut vraiment le faire, son film ; il est, on l’a déjà dit, loin d’être un idiot, et pour couronner le tout, il a un petit grain pas méchant mais sacrément influent. Alors il réfléchit à l’angle selon lequel il pourrait attaquer l’affaire, et au terme d’un cheminement intellectuel qu’il n’est ni possible, ni pertinent de reproduire ici, il en arrive à la conclusion qu’un seul angle ne pourra jamais être suffisant. Il en faudrait au moins, pff, six ? Le réalisateur décide donc qu’il va attaquer son sujet par tous les fronts, tout en faisant son possible pour l’éviter et le contourner. Stratégiquement, c’est un plan un peu trop tordu pour paraître applicable. Cinématographiquement, ... aussi. Bon, un artiste se doit de croire en l’impossible. Mettons.
N’empêche, s’amuser à expliquer Dylan à travers les histoires entremêlées de six personnages (joués par un bellâtre sur le retour, un gamin noir, un Anglais shakespearien, une elfe d’Oz, Batman, et feu Le Joker, excusez du peu), en utilisant autant d’esthétiques cinématographiques différentes et en truffant le fond sonore de versions revues et corrigées de chansons de M. Zim, pour si absolument génial et fantastique que ça paraissait sur le papier, on avait du mal à imaginer que ça puisse fonctionner en vrai. Croire en l’impossible, c’est bien. Le réaliser, c’est une autre affaire, et, pour ça, le petit grain inoffensif qui rendait la première étape possible ne suffit plus. Il faut autre chose : de l’inspiration, de la réflexion, de la construction, un brin de génie, et de l’audace, de l’audace, toujours de l’audace... Et encore, ici, même pas sûr que tout ça suffise. Mais, il faut l’avouer, on ne pouvait pas s’empêcher de penser que, si (par la grâce d’un miracle divin !), cette aberration pouvait voir le jour, ce serait sacrément chouette. Même si on n’y croyait pas trop...
Dieu nous a gracié d’un miracle, et le réalisateur loin d’être idiot qui avait un petit grain a réussi. Il a réussi à ce que son projet ne soit pas ridicule. Il a réussi, même si c’est difficile à croire, à créer quelque chose qui éclaire le cas Dylan. Il a réussi à faire ce truc tellement merveilleux qu’on comprend même pas que ce soit humainement possible - encore moins lorsque, après le Nième visionnage, on se rend compte qu’on a encore laissé passer tout plein d’éclairs de génie, et que loin de dévoiler des failles bien cachées, la scrutation du film dans les moindres détails rend sa solidité un peu plus évidente à chaque fois. Bref, il a pondu un film joliment bluffant.
On n’a toujours pas complètement compris comment la magie opérait (c’est le propre de la magie, me direz-vous), mais ce n’est pas grave, il y a certaines choses en ce bas-monde qu’il faut accepter de ne pas chercher à comprendre complètement. D’ailleurs, croyez-moi, vous n’avez aucune envie de connaître le détail des plans (selon toute vraisemblance affreusement complexes et emberlificotés) de la structure élaborée qui soutient l’édifice. Il y a déjà bien assez à se mettre sous la dent avec la partie submergée de l’iceberg, qui à vrai dire tient dans la forme plus du kaléidoscope que de l’iceberg. Le parti pris du film, outre son architecture délibérément chaotique (parce qu’il semble partir du postulat que le chaos est bien la seule chose dont on puisse être sûr), est de disséquer l’imaginaire dylanesque, en y projetant son créateur pour observer comment il y évolue. On prend donc des morceaux de Bob Dylan, l’homme-mythe, parce que séparer les deux serait trop risqué, et on les plonge dans un bain narratif onirique concocté autant à partir de ce que le poète a ingurgité que de ce qu’il a recraché. Une fois dans le bain, on leur envoie quelques décharges de réinterprétations pour les alimenter (autrement, ils risqueraient de dépérir. C’est fragile, ces machins-là dont on tisse les légendes), et... on les laisse vivre leur vie dans les têtes de qui veut bien les adopter.
Les composants du mélange ont sédimenté en trois blocs, chacun comprenant deux morceaux de Bob Dylan, l’homme-mythe ; et, oh ! Miracle, ces trois blocs correspondent peu ou prou à ce qu’on pourrait interpréter comme les trois composants/composeurs de l’univers du Dylanus Erectus.
Déjà, il y a le folklore américain, ce carnaval de vagabonds sans le sous mais libres, de baroudeurs incapables de résister aux appels des routes, de wagons à marchandises et de processions burlesques et crasseuses menées par des colporteurs, des bluesmen maudits, des chasseurs de primes, des animaux échappés du zoo et des enfants masqués. Climat moite et chaud, lumière verdâtre ; épicentre, la ville de Riddle, Missouri ; protagonistes, un gamin insolent et vaguement baratineur, et un vieux desperado solitaire.
Ensuite, il y a les sphères étranges et distordues de l’inconscient du poète, peuplées de traits d’esprits, d’images contre-nature et de délires paranoïaques. Là, on croise Rimbaud Ginsberg et la Tarantule sous une avalanche de petites pilules magiques et de toxines hallucinatoires, et on rêve (et cauchemarde) debout. Monde déformé, sur-réel, flashes en noir et blanc ; épicentre, les circonvolution du cerveau du poète dérangé ; protagonistes, un jeune dandy victorien au regard fuyant, une rock star fébrilement insaisissable aux lunettes noires.
Enfin, il y a le vrai monde, plus familier mais pas forcément moins étrange, où, bon gré mal gré, ce cher Dylan a bien été obligé de vivre. Là, entre les gratte-ciels, les parcs et les salons confortables, les hommes d’affaires du divertissement vampirisent les rêves des acteurs rebelles et des chanteurs protestataires qui essayent de se consoler en ouvrant les portes de leur paroisse aux caméras de télévisions, les gens se rencontrent, collisionnent, s’apprivoisent, tombent amoureux, se contournent, marchent ensemble puis prennent des chemins divergents, se séparent, oublient et n’oublient pas. Ambiance nostalgique et hésitante, à la fois naïve et résignée ; épicentre, le nord-est étasunien, New York en tête ; protagonistes, un folkeux timide converti pasteur, et un acteur ébloui par son succès.
En filigrane se profile une méditation philosophique qui tente de résoudre un énigme inextricable s’articulant autour du temps, du réel, de la fuite, du moi et de la poésie ; quelque chose comme, comment la poésie peut-elle (si elle le peut) permettre de fuir son moi, d’échapper au temps et de recréer la réalité ? Au grè de leurs quêtes hasardeuses et accidentées, les différents personnages semblent tous plus ou moins esquisser des croquis de réponse à cette question, qui une fois assemblés donnent peut-être une idée de celle de Dylan, ou de celle de Todd Haynes, ou de celle de Dylan revue celles par Todd Haynes, ou celle de Todd Haynes revues par Dylan, ou les quatre à la fois (il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher à comprendre, n’est-ce pas ?).
Et tout ça se croise, d’emmêle, se rentre-dedans et s’esquive dans une débandades d’images et de sons, rythmée par les mélodies de M. Zim et entrecoupée de clips pendant lesquels la musique, soudainement, décide de prendre le dessus sur les images et de les dompter – et les images de marcher au pas, et de se plier à la moindre volonté des chansons le temps d’une Ballad of a Thin Man paranoïaque, d’un Blin Willie McTell arrache-larmes ou d’un One More Cup Of Coffee baroque. A chaque fois, ça marche, ce qui laisse croire que Todd Haynes, notre réalisateur loin d’être idiot, non content d’être un poète du grand écran, est aussi un architecte de la pellicule, et un plutôt doué dans son genre. Tant et si bien que quand le film se termine, sur un solo d’harmonica maladroit et déchirant, on n’est pas bien avancé quant à la biographie de Dylan, mais on commence (normalement) à développer une légère obsession pour son oeuvre. On a aussi l’impression d’avoir vu beaucoup plus de choses que le film ne pouvait en construire, parce que comme tout film intelligent digne de ce nom, I’m Not There stimule autant l’émotionnel que l’intellectuel et titille gentiment l’imaginaire.
Alors, il paraît qu’il y a des gens qui n’ont pas aimé ce film, qui l’ont trouvé plat, vide, creux, ennuyeux. C’est autorisé. Je serais néanmoins tentée d’avancer que si vous n’avez rien trouvé à ce film, vous feriez tout aussi bien de laisser tomber Dylan sur le champ ; mais comme ça sonne un peu totalitaire, je me contenterai de le penser.
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